Persuader ou manipuler, une frontière tranchée
Persuader est donner à l’individu la propriété de ses actes. Manipuler, c’est la lui voler. Aujourd’hui la frontière est effacée par la manipulation de masse, qui permet de s’affranchir de la persuasion. Pourquoi perdre du temps à faire réfléchir une conscience sur la bonne action à entreprendre quand il suffit d’agir directement sur ses rouages ? La conscience réclame une persuasion spécifique, lente et incertaine. Tandis que ses rouages sont universels et faciles à modéliser. Leur intelligence ne dépasse pas celle des algorithmes.
Quotidiennement les algorithmes des réseaux sociaux transforment nos mécanismes inconscients en petits robots sages, bien alignés avec les autres. Une conformisation de masse invisible aux consciences qui, plongées dans un océan tournoyant d’évènements et d’incitations kaléidoscopiques, se croient toujours diversifiées. La variété des informations dissimule aux consciences leur similitude croissante pour les traiter.
Le plus grand outil de manipulation des masses de tous les temps
Chiffres: Facebook est capable de prédire à chaque seconde le comportement de 8 millions d’utilisateurs, et d’influencer à leur insu les attitudes de 3 milliards de personnes 1‘Les maîtres de la manipulation – Un siècle de persuasion de masse’, David Colon, 2021, ce qui en fait le plus grand outil de manipulation des masses de tous les temps. De même qu’un Poutine décide seul du destin de 144 millions de russes, un Zuckerberg décide seul des techniques de manipulation appliquées à 3 milliards de personnes.
Le nudge
Peut-on situer le ‘nudge’ entre persuasion et manipulation ? Cette minuscule poussée incite les gens à faire ce que l’on attend d’eux, sans les y obliger formellement. Dessiner des ronds sur le sol des gares incite à respecter la distanciation. Non, le nudge n’est pas à mi-chemin ; il appartient bien à la manipulation. Certes plus douce, seulement incitative, mais toujours dissimulée à la cible. Le côté paternaliste dans le nudge n’y change rien. La poussée discrète ne dit rien de son éthique. L’objectif appartient au créateur du nudge et non à celui qui le subit.
Le problème de la manipulation devient-il alors celui de l’éthique du manipulateur ? Conclure ainsi ne facilite pas une solution. La gestion des manipulations devient aussi complexe que celle des persuasions. Tout nudgeur ou manipulateur devrait exposer honnêtement ses liens d’intérêt. Bonne chance !
L’observateur conscient
Il existe une approche plus intéressante. Nous avons défini, au coeur du problème, un observateur : la conscience. C’est la conscience qui transmute l’odieuse manipulation en admirable persuasion. Comment fait-elle ? Elle agrège des données supplémentaires, des opinions contraires. Le débat siège trop rarement dans la conscience, mais il ne siège que là. Le rôle essentiel de cet observateur propriétaire est de s’assurer qu’on n’empêche pas certaines informations d’entrer.
Quand persuader ?
La persuasion n’est pas de dissimuler des faits contradictoires avec ceux qui doivent faire réagir. C’est de faciliter la pesée de tous ces faits reliés, et s’affranchir de leurs tiraillements contradictoires. Sortir du statu quo. Le corps épargne son glucose, ce qui rend le mental économe, et l’esprit flemmard, accroché à ses habitudes peu coûteuses. Persuader c’est amplifier les discordances, révéler que le conformisme actuel de la pensée étouffe une meilleure solution.
L’influence est avérée mais se fait de conscience à conscience; d’une identité complexe à l’autre. La persuasion est équitable. Les relations sociales ne sont faites que d’influences. L’esprit les recherche spontanément, pour en faire des mimétismes. L’influence existe derrière chaque mot, qui ne correspond pas exactement aux mêmes schémas mentaux d’une personne à l’autre, qui les fusionne arbitrairement.
Quand manipuler ?
La manipulation n’est pas équitable. Le niveau complexe du manipulateur prend le contrôle d’un niveau fruste du manipulé. La conscience du manipulé, qui aurait son mot à dire, n’est pas convoquée. Toutes les dérives sont possibles. Nécessité d’un encadrement qui balbutie aujourd’hui. Nous nous inquiétons des dangers des intelligences artificielles alors que nous-mêmes, modifiés dans nos petits robots psychiques internes, sommes potentiellement plus dangereux encore, capables de déclencher un désastre planétaire.
Le tripotage de notre inconscient serait-il complètement dépourvu de justification, au point qu’il faudrait l’interdire ? Certainement pas. Que serions-nous sans nos routines bien établies, nos réflexes affinés ? Que ne donnerions-nous pas pour les améliorer encore, pour acquérir sans fatigue de nouvelles expertises inconscientes ?
Aux commandes de l’inconscient passé, pas du futur
La conscience, c’est là son rôle, doit faire le tri dans les manipulations que son inconscient peut subir. Elle veut stopper le tabac ou maigrir ? Elle accueille à neurones ouverts tous les nudges qui pourront y contribuer. Elle veut une nouvelle voiture ? OK pour les manipulations améliorant le savoir technique et la compétence en gestion financière, pas celles qui l’envoie dans les filets d’un vendeur habile.
La règle, pour ces choix, est que la pensée complexe influence la moins complexe, au sein du même esprit. Rétro-contrôle de sa constitution, qui est le reflet du passé. Par contre il n’est pas judicieux que la conscience programme ses choix futurs. Elle bride l’avenir d’une pensée qui serait, autrement, plus évoluée et mieux informée. Ayons le souci de notre moi futur. Ne lui mettons pas des chaînes aujourd’hui. Ainsi il serait dramatique de laisser entrer des manipulations quant au choix du métier, du candidat politique, de la compagne ou des amis.
Choisissons ce que nous voulons manipuler en nous. Débattons de ce que nous voulons persuader chez les autres.
Les grands dossiers Sciences Humaines 66 – La manipulation
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