L’art du singe
Les préjugés sont très puissants en matière d’IA, jusque chez les chercheurs eux-mêmes. Antoine Henry dit dans Science&Vie : « [Une machine] ne peut être créative puisqu’elle n’a pas d’intention. Elle ne fait finalement que simuler de l’art! ». L’article commente Botto, une IA qui vient de dépasser le million de dollars de recettes avec ses oeuvres graphiques.
Même réticence chez Serge Abiteboul dans Pour la Science dit : « les poèmes que nos algorithmes créent sont encore médiocres. Ce qu’on sait faire, c’est donner plein d’exemples de beaux tableaux à une machine, et lui demander de produire une oeuvre dans le même genre. Elle ne crée pas vraiment, elle singe. »
C’est oublier que tout artiste singe la réalité. Qu’il le fait généralement pour une clique restreinte, amateurs de la déformation du regard utilisée. L’art se scinde en grandes influences. L’« inclassable » ne l’est jamais tout à fait. Il faut bien qu’il fasse référence à des concepts existants pour être compréhensible. En cas de succès il donne naissance à sa propre classe. Même à partir de « rien », qui est encore un concept.
Où est le public d’IAs ?
L’humain produit pour l’humain, l’IA pour son concepteur. La différence ? Le concepteur ayant programmé un objectif plus déterminé, il est moins ébloui par la fantaisie de sa créature. Est-ce surprenant ? Pour voir naître et mûrir de véritables IA artistes, commençons par créer le public d’IA capable d’élire une oeuvre remarquable parce qu’elles se mettent d’accord sur son originalité.
Botto inaugure-t-elle cette démarche ? C’est en effet une IA multiple, dont une partie crée le visuel et l’autre le jauge. Mais en fin de course c’est un public humain qui apprécie l’oeuvre. Botto simule plutôt le processus de pensée interne à l’artiste : imagination au travail et rétro-contrôle du résultat. Inventeur et Observateur jouant une partie de ping-pong. Un public d’IA suppose une plus grande indépendance des juges.
Mais l’art, finalement, est-ce une production qui rassemble ? Ou l’interprétation différente par chacun d’une oeuvre qui se prête à toutes ces nuances ? Les poèmes des IA d’Abiteboul sont peut-être médiocres pour un milieu littéraire élitiste et bien jolis pour les profanes, qui s’y reconnaîtront mieux.
Un pouvoir jalousement gardé
L’art est un pouvoir, pas une logique. L’humain n’est pas prêt à l’abandonner sans raison. Le cerveau humain “sublime” tandis que l’IA “singe”. Comme la cage numérique de l’IA a actuellement des barreaux plus épais que celle du primate, pourquoi devrions-nous être surpris ?
Une IA a toute la patience nécessaire pour les entreprises homériques. Sa limitation présente n’est donc pas dans sa capacité à créer une oeuvre exceptionnelle. Elle est dans l’inaptitude à s’émerveiller de son propre travail. Conscience qui provient d’un niveau supérieur d’observation, nourri de multiples façons d’observer le monde et soi-même, émotives et rationnelles, fusionnées dans un seul espace mental.
Une auto-observation que l’évolution nous a encouragés à former, mais que nous n’avons pas encore proposée à nos IA. Car nous cherchons de nouveaux esclaves, pas des concurrents supplémentaires…
Vous pourriez m’opposer que cet article est assez réducteur pour l’art. C’est volontaire. Ce point de vue sera peut-être un jour celui d’une artificialité plus intelligente que nous, et au sens artistique bien plus développé.
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Liens:
Pour la Science HS 115 Jusqu’où ira l’intelligence artificielle
Serge Abiteboul: « J’ai un problème : je ne sais pas trop ce qu’est l’intelligence artificielle »