Puis-je mettre librement la balle dans le trou?

J’aurai du ou j’aurais pu?

Un golfeur, les pieds bien campés sur le green, tente de mettre sa balle dans le trou. Il rate complètement ce putt, habituellement facile pour un joueur de son niveau. Ce qui nous amène à la question de son libre-arbitre. S’il en a un, était-il en vacances au moment du geste raté ? Ou s’il était présent, n’aurait-il en fait qu’un pouvoir faible et aléatoire sur la construction du geste par l’inconscient ?

Les psychologues sont de moins en moins interrogés à ce sujet. On ne s’intéresse plus guère à l’humeur, la solidité psychologique et la gestion du stress par le golfeur. C’est le neuroscientifique qui a désormais la cote. Et celui-ci affirme que le geste s’est formé intégralement avant même que la conscience soit au courant. Celle-ci est disculpée. « J’aurais du mettre la balle dans le trou » est remplacé par « J’aurais pu…».

Quel refuge pour le libre-arbitre?

Mais alors que devient la notion de volonté ? Si elle est incapable d’assurer que la balle aille dans le trou, pourquoi ferait-elle mieux dans nos autres choix courants ? Nous voyons qu’elle est incapable de stopper le tabac, la boulimie, la paresse, l’envie de se plaindre. Mais nous croyions encore en elle pour choisir l’époux, le métier, la décoration de la maison, l’oeuvre d’art. Ces derniers refuges du libre-arbitre sont-ils sûrs ?

La poussée des neurosciences a fait tomber le « Je » de ses hauteurs célestes. Le voici gravé dans les réseaux neuraux comme n’importe quelle autre image arrivant sur la rétine. Incarné. En quoi diffère-t-il à présent de nos autres programmes d’analyse ? Le Grand Programmateur est l’environnement, qui a dessiné notre « Je » en se servant d’une pochette de feutres personnalisée : celle de nos gènes. L’âme, ce bizarre champ de force censé animer le corps, n’est plus nécessaire. N’a-t-on pas retiré le libre-arbitre en même temps ?

Regardons dans le rétro

Ceux qui y tiennent encore en font un rétro-contrôle. Certes le golfeur a raté le trou mais sa conscience envoie un message de mécontentement. À refaire. La volonté semble plus claire à ce moment-là : recommencer, encore et encore. Jusqu’au moment où cet inconscient maladroit aura enfin affiné le geste au point de ne plus le rater.

Voilà qui ressemble à la mise au point d’une intelligence artificielle. On lui fait répéter les tentatives d’identifier un objet dans une scène, les erreurs sont pointées, finissent par se raréfier. L’algorithme est au point. Le libre-arbitre serait finalement l’interaction entre un inconscient esclave de l’environnement et une conscience qui l’éduque. N’avez-vous pas l’impression que nous avons simplement déplacé le dualisme âme/corps à celui de conscient/inconscient ?

L’hypothèse du désir à deux niveaux

Comment une volonté indépendante est-elle apparue dans la conscience alors qu’elle n’existe pas dans les autres réseaux neuraux ? D’où viennent les paradigmes qu’elle utilise ? S’ils sont pris dans les livres, apprentissages et mimétismes, sont-ils plus volonté propre de l’individu que son corps, ou moins ?

Sauver le libre-arbitre semble une tâche désespérée. Les auteurs ont du mal à s’émanciper de l’idée d’un centre cérébral ou d’un espace de travail dédié à la volonté individuelle. Une théorie populaire est celle de Harry Frankfurt, dans ‘Freedom of the Will and the Concept of a Person’ (1971) : il hiérarchise le désir à deux niveaux, désir donné et désir de réaliser ou non le précédent. Simple reconditionnement séduisant du dualisme dans un couple agent/évaluateur, qui ne répond pas aux questions fondamentales.

Comment sauver le dualisme?

Ces auteurs tentent de ranimer l’homoncule, le pilote caché de nos fonctions mentales. Mais les neuroscientifiques et dans leur foulée les philosophes de l’esprit ont assuré qu’il faut s’en débarrasser. « Je » est le cerveau et non pas l’utilisateur du cerveau.

Faut-il abandonner définitivement le dualisme ? Ce n’est pas la démarche que j’ai choisie dans Stratium. Les neurosciences, en effet, échouent à expliquer les phénomènes mentaux, aussi bien la conscience que l’impression tenace de libre-arbitre caractéristique d’un cerveau éveillé. J’ai choisi au contraire de multiplier drastiquement les indépendances relatives des groupes neuraux, pour en faire une hiérarchie beaucoup plus profonde que les trois ordres de Freud ou les deux de Frankfurt.

Un libre-arbitre quantifié par le Stratium

Le cerveau n’est plus une collection de centres mais une pyramide de niveaux d’analyse, chargée 1) de complexifier le monde, 2) d’affiner la réponse à chaque évènement. Le libre-arbitre épaissit son indépendance à mesure que l’on s’élève dans la pyramide. Les tâches entièrement effectuées à la base sont très peu “volontaires”, celles qui impliquent le sommet le sont fortement.

Le libre-arbitre se définit alors très simplement, se quantifie même, par l’étendue de nos représentations à propos du monde. Je ne parle pas ici d’étendue de connaissances, mais de leur intégration en niveaux complexes successifs. Un Google sait tout mais reste stupide, parce que sa profondeur intégrative est faible. Idem pour le cerveau humain. Son intelligence et son libre-arbitre ne viennent pas de la quantité de données traitée mais de la structure d’intégration qu’elles ont contribué à élever.

Une superstructure autonome

Le libre-arbitre apparaît parce qu’une épaisseur croissante de complexité éloigne nos superstructures mentales de la réalité matérielle. Notre scène intérieure s’enrichit ainsi d’un monde virtuel au-dessus du monde corporel. Physiquement le support ne change pas, toujours des excitations électrochimiques que les neuroscientifiques ne peuvent différencier, sauf en repérant des réseaux topographiquement particuliers et corrélés aux impressions mentales. Ils ne voient apparaître aucun nouveau phénomène.

Et pour cause ! Le phénomène n’est pas une transformation de matière. Il est plus fondamental que cela. Il est ce qui additionne aussi les niveaux constitutifs de la matière, jusqu’à une centrale organique aussi complexe que le neurone. Le phénomène est l’empilement des couches d’information indépendantes, chacune synthétique de la précédente. Mais cette possibilité de trouver l’origine du libre-arbitre et de la conscience dans la physique même du monde, de revenir au monisme scientifique sans sacrifier les phénomènes, est une autre histoire.

La liberté du petit train

Concluons plus pratiquement avec un soutien à notre golfeur du début. Son raté d’un putt facile, est-ce un défaut ou un excès de libre-arbitre ? Car finalement dans cette tâche, l’automatisme est le plus efficace. Pas la conscience agitée de multiples projections sur le futur de l’évènement. Ainsi le professionnel a-t-il compris depuis longtemps qu’il faut « se vider l’esprit » pour laisser agir le pur automatisme.

Le libre-arbitre augmente au moment du constat. Une couche d’information plus synthétique intègre le résultat, le degré d’erreur, les perspectives pour l’améliorer. Le golfeur peut décider de retourner au practice, ou que son score n’a pas tant d’importance. Petit aiguillage dans la couche, succédant à l’aiguillage de la couche motrice qui a échoué à entrer la balle dans le trou.

Finalement, à force d’aiguillages, qui peut prédire où va le train ?

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Autonomie personnelle et valeurs – Une critique de la théorie hiérarchique de Harry G. Frankfurt, Nathalie Maillard Romagnoli, 2010
How to think about free will, Julian Baggini, 2022

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