Quand un pouvoir fait-il autorité?

Abstract: Le pouvoir est un mécanisme et l’autorité sa forme acceptable, librement consentie. La complexité des sociétés modernes voit le pouvoir s’éloigner de la base, et donc perdre en autorité. Plutôt que détruire le pouvoir collectif au détriment du sien, la seule issue pour échapper à la soumission est d’augmenter sa propre autorité, par une ré-hiérarchisation personnelle.

Le pouvoir est un mécanisme

Pouvoir implique une intention. Les origines du pouvoir sont aussi variées que celles des intentions : moi, d’autres êtres humains, nos institutions sociales, mais aussi mes propres organes et instruments divers, les animaux, les plantes et même les lois naturelles, dont la forme peut être dite intentionnelle puisqu’elles auraient pu être autrement mais qu’elles sont ainsi. Il s’agit en fait d’une chaîne d’intentions, toutes imbriquées les unes dans les autres. Chaque intention ne peut être expliquée qu’à l’aide des autres, aucune en totale autarcie. Une intention est fondamentalement relationnelle, de même que le pouvoir. Il n’existe pas de pouvoir sans relation, sans reconnaissance par ce qui entre en relation. Notre pouvoir sur la matière est reconnu par elle, sinon il tombe dans le vide. C’est le lot de tout pouvoir, y compris absolu. Un pouvoir absolu a besoin de victimes qui s’y soumettent.

Le despote n’est rien sans les esclaves, raison de l’impossibilité d’appliquer une moralité au pouvoir en soi. C’est un mécanisme, une relation bidirectionnelle, un câble qui ne sait rien des informations qu’il véhicule. Dans une hiérarchie sociale, les citoyens confient au gouvernant leurs désirs et le pouvoir de les réaliser. Le gouvernant effectue en retour une synthèse collective, définit des règles générales et incite les citoyens à les suivre. Fonctionnement moralement neutre. Les dysfonctionnements proviennent des contenus tronqués et des contrats non remplis dans l’échange. C’est là qu’interviennent les jugements moraux.

Le pouvoir n’est pas moral, l’autorité si

Le pouvoir délégué dans une hiérarchie efficace augmente le pouvoir individuel moyen. Il étend l’empreinte sur le monde d’une collectivité plus soudée. C’est l’argument utilisé aux USA pour maintenir une hiérarchie de revenus radicale entre le quidam et l’ultra-riche. Le pouvoir individuel moyen est augmenté par la compétence économique des ultra-riches, l’argent appelant ses petits. L’argument éthique de l’exploitation des pauvres par les riches s’efface devant l’efficacité du pouvoir.

Le pouvoir n’a pas d’âme, tandis que l’autorité en a une. L’autorité est une déclinaison particulière du pouvoir, impliquant toujours une relation. Cette fois, cependant, les participants n’escomptent pas un profit de l’échange, seulement une reconnaissance. L’autorité se cherche dans ses suiveurs, et les suiveurs se reconnaissent dans l’autorité.

Les racines de l’autorité

L’autorité est le mécanisme hiérarchique le plus primitif qui soit, et se manifeste encore sous forme pure dans les tribus isolées. Le chef, dans son discours et sa décision, ne fait qu’exprimer ce que tout le monde pense, y compris celui qui pâtit de la décision et la trouve juste. Seul un étranger à la coutume s’étonne. L’autorité est le symbole du collectif, de la similitude des mondes individuels sur les questions relationnelles. Il n’est pas nécessaire de transférer du pouvoir, puisque le pouvoir du chef prend une forme exactement superposable à celui des membres. Il existe bien une hiérarchie tribale, mais elle est entièrement intégrée dans les esprits. Chacun reproduit en soi le pouvoir collectif.

Un système aussi simple ne fonctionne qu’entre mondes personnels peu nombreux et très semblables, si bien qu’il n’existe pas de grande diversité conceptuelle à organiser. Encore aujourd’hui, les populations les plus isolées et soudées dans un même mode de vie sont faciles à gouverner avec une hiérarchie courte et simple. En Islande par exemple, il a été proposé de tirer le président au sort dans la population. L’islandais choisi exprimerait un discours présidentiel qui pourrait sembler original à un étranger mais serait fort consensuel pour ses concitoyens. Les seuls points de discorde concernent les affaires étrangères à l’île, par exemple l’accueil des immigrants, susceptible de modifier l’homogénéité de la communauté.

Continuité difficile dans la multiplication des intentions

Or justement, tout pays de taille et de population plus importante doit affronter ce genre de question polémique, et bien d’autres. La diversité des modes de pensée s’éclabousse en multitude d’alternatives pour les gérer. Elles sont contradictoires et l’esprit individuel ne peut toutes les héberger. Il choisit une affiliation. L’identité n’est plus collective mais groupiste. Elle n’est plus, dans ce cas, capable d’établir une synthèse collective. L’autorité, dans laquelle le citoyen est censé se retrouver, s’éloigne de son quotidien. Elle n’est pas à proprement parler étrangère, plutôt extra-terrestre, échappant à la Terre telle que l’individu la voit. La planète de l’autorité ne coïncide plus avec les mondes personnels, pourtant ceux-ci doivent toujours lui obéir. L’identification se change en soumission.

Le gouvernement d’un pays qui n’aurait pas pris ce phénomène en compte exerce toujours le pouvoir, mais perd en autorité. Nous avons là la différence fondamentale entre les deux : Le pouvoir est un échange entre deux intentions adverses, qui n’implique en rien la satisfaction mutuelle. Il n’est qu’obligation par la relation, et disparaît avec celle-ci. L’autorité est une continuité d’intention, une relation fidèle à un idéal identitaire, symbolisé par le représentant de l’autorité. Nul besoin de s’y assujettir, puisque nous possédons déjà le maître en nous.

De quelle autorité intérieure disposons-nous?

Se débarrasser d’un pouvoir n’est pas aisé. L’extinction d’une relation n’est possible qu’avec l’accord des deux parties. Les intentions voyagent avec une facilité déconcertante, surtout avec le développement des espaces virtuels. Il ne suffit pas d’éteindre son téléphone ou de fermer une porte pour mettre fin à une relation. Les conflits de pouvoir sont aussi omniprésents que les relations, et c’est plutôt l’amplification d’un conflit qui semble amenuiser les autres. L’esprit ne peut tout traiter en même temps.

Ceux qui parviennent le mieux à gérer les conflits sont ceux qui disposent de beaucoup d’autorité, c’est-à-dire d’un pouvoir indiscutable à l’intérieur de leur propre esprit. De même que l’autorité collective se renforce de la reconnaissance spontanée par une foule d’individus, l’autorité personnelle s’accroît de sa cohérence avec une foule variée de concepts sur le monde. L’autorité spirituelle peut être religieuse, scientifique, philosophique, matérialiste, etc, sa force dépend de sa capacité à unifier le monde intérieur de chacun d’entre nous. Ceux tiraillés entre différents pouvoirs, hésitant à trancher, sont des proies faciles pour leurs congénères autoritaires, quelle que soit la valeur de ces manières péremptoires de penser.

Beaucoup de confusion sur l’autorité

Se débarrasser d’une autorité n’est ni possible ni nécessaire. Pourquoi vouloir échapper à notre propre identité ? Nous ne devrions jamais « critiquer l’autorité » mais « critiquer un pouvoir que nous ne reconnaissons pas comme autorité ». Il est cependant possible de modifier l’équilibre des pouvoirs au sein de sa propre autorité. C’est même indispensable si nous voulons étendre notre main-mise sur le monde. Après tout si des choses « échappent à notre autorité », c’est que celle-ci n’est pas si collective qu’elle paraît.

Ne rendons pas équivalents le “refus de l’autorité” et le “refus de gouvernement”. Le gouvernement est un pouvoir visant à satisfaire un désir collectif et non mon désir individuel. Je ne peux pas refuser ce pouvoir, sauf à m’isoler complètement de la société, ce qui fut possible mais devient une gageure, mon espèce modifiant chaque parcelle de la planète et même son climat. Je peux par contre refuser l’autorité du gouvernement, c’est-à-dire de m’identifier à son pouvoir. Je ne suis pas représenté par lui et dans la mesure du possible j’oeuvrerai pour qu’il change. Attention cela ne veut pas dire poser des bombes, détruire ou voler des biens, ou tout autre violation des règles démocratiques. C’est la confusion souvent présente dans l’esprit des contestataires.

La glissade de l’autorité vers le pouvoir totalitaire

Le refus d’autorité transforme simplement l’acceptation du pouvoir collectif en soumission à ce pouvoir. Pas en destruction. La destruction mène au conflit armé entre pouvoirs. Qu’en sortira-t-il ? Un pouvoir toujours plus totalitaire, de quelque bord qu’il se réclame. Pas une plus grande autorité. Une plus petite. Dans laquelle moins de gens s’identifieront. Surtout après un conflit. Je parle bien sûr de pouvoirs démocratiques, naturellement construits pour qu’une majorité de citoyens puisse s’y identifier, et non de pouvoirs déjà totalitaires, pauvres en autorité. Il nous faut à présent garder à l’esprit cette différence essentielle entre pouvoir contraignant et autorité affiliante.

La démocratie est-elle incompatible avec l’autorité?

La démocratie a été critiquée par Hannah Arendt dans La Crise de la Culture (1954). Pour la philosophe ce régime de dissensions et contestations incessantes est incapable, par ses propres moyens, de produire l’autorité. Il faut lui ajouter une hiérarchie. Arendt est une élitiste. Une polémique a eu lieu pour savoir s’il fallait la classer comme philosophe de gauche ou de droite. Emmanuel Faye montre qu’à l’évidence elle est partisane d’un pouvoir hiérarchisé, ce qui la ferait classer à droite, tandis que ses contemptrices féministes voudraient garder une Arendt socialisante, préoccupée du sort du peuple.

En vérité c’est l’idée de classer un personnage comme Arendt qui est stupide. Positionner les gens à gauche ou à droite n’est possible que lorsqu’ils se concentrent sur des idées sommaires et radicales. Il est parfaitement cohérent de se préoccuper des conditions d’existence des moins favorisés et penser une hiérarchie nécessaire pour les améliorer. C’est le cas de Arendt, et nous avons vu dans un autre article qu’un penseur exhaustif de la vie politique est encouragé à la raideur du centre, c’est-à-dire à rejeter activement les idées insipides ou trop radicales, de gauche comme de droite, au lieu d’hésiter au milieu.

Seule, la démocratie égalitaire se délite

Arendt a raison de critiquer la démocratie car ses règles semblent incapables de la conserver, d’empêcher sa dérive vers l’anarchie. La philosophe a prédit le destin de nos démocraties contemporaines. N’oublions pas qu’elles se sont installées par dessus des régimes aux institutions beaucoup plus solides, sans les éradiquer. Elles sont des greffes sur une autorité existante, traditionnelle et conservatrice, profondément inscrite dans l’esprit des citoyens de l’époque. Quelques générations passent et ce fond d’autorité est lavé par les transformations du mode de vie. Il n’en reste aujourd’hui pas grand chose.

La démocratie moderne tient à présent toute seule, sur ses propres règles, celles du débat incessant entre positions supposées égales. Et elle ne tient pas bien. Ses institutions se délitent. Les mandats raccourcissent. Aucune politique en perspective n’est possible. La remise en question est permanente. Les faits eux-mêmes sont contestés. Des fils de réalité alternative fleurissent, agrégeant d’immenses réseaux sociaux. Les citoyens ne vivent plus dans le même monde. Toute coordination devient impossible.

Le grand jardin démocratique sans gardiens

Sans hiérarchie les démocraties sont vouées à l’extinction. Elles ressemblent à un vaste jardin d’enfants, où tout le monde hurle et court en tous sens, où le moindre accord ne dure qu’un instant, tout cela sous l’oeil de quelques responsables découragés, hésitant à prendre des décisions, par crainte des pleurs hystériques qui les attendent. Qu’est-ce qui entoure le jardin ? Des bataillons bien ordonnés, prêts à partir en guerre sans états d’âmes, ayant certes moins de liberté pour réfléchir mais dotés d’un pouvoir bien plus grand en tant que collectif parce que véritablement soudé, redressé, doté d’une colonne vertébrale qui n’existe plus en démocratie.

La démocratie participative pourrait se décrire comme ceci : Quand la tête ne décide plus de la direction à prendre et que c’est une foule de pieds qui participe, le point d’arrivée relève du hasard, ou au mieux d’une “sagesse de pieds”. La tête a été mise en place par l’évolution pour améliorer la décision du collectif des organes. Sauvons-la ! Mais gardons-la soucieuse du destin des pieds, qu’ils ne restent pas sur un sol épineux et desséché.

Le populisme est un écrasement

Ne pas menacer l’unité du corps social. Rassembler et non diviser. Un laïus politique épuisé par l’usure, à force d’avoir échoué. Et pourtant les pragmatiques y reviennent, parce qu’il est incontournable. Qu’il déborde de pamphlets lénifiants ou rageurs, le tribun doit les épaissir d’autorité, c’est-à-dire de déterminants identitaires dans lesquels une majorité d’électeurs se reconnaîtront.

La forme populiste du discours semble donc inévitable en démocratie. Pourquoi ce discours apparaît-il simultanément mensonger ? Parce qu’à l’instar de la représentation démocratique, le discours écrase la hiérarchie des problèmes. Entre le désir de la base et les règles d’une économie mondiale s’étagent d’innombrables systèmes indépendants et hiérarchisés. L’idée la plus fausse que puisse s’en faire la base est celle d’une rangée de portes auxquelles il suffit d’aller frapper. Seules quelques personnes en ont l’autorité. La gestion des masses n’est pas horizontale mais verticale. Sans cela des queues monstrueuses se feraient devant les portes. Ou les portes seraient supprimées.

Un élitisme inattendu à la base

En grimpant l’étagement de la gestion, nous voyons s’y inclure d’autres parties de la base. Très vite des couches défavorisées supplémentaires, étrangères, sont impliquées. Pour améliorer le sort des locales il faut en exploiter d’autres ailleurs. Si je suis concerné par la misère humaine, dois-je cloisonner mon concernement ? Les mensonges s’accumulent dans le discours démocratique parce que des paradigmes de gestion contradictoires y sont mâchés, mélangés sans remords, et finalement aromatisés pour plaire au plus grand nombre. Fast food pour des esprits peu éduqués mais persuadés du contraire parce qu’inondés d’information toutes plus stimulantes les unes que les autres. Le populisme ne prospère que sur la mauvaise éducation, et surtout l’absence de régulation hiérarchique.

Nous avons vu dans le grand article dédié que la base ne tire aucun bénéfice du fonctionnement hiérarchique parce que les niveaux y sont imperceptibles et trop remplis. Impossible de se déterminer individuellement au sein d’une telle masse. La hiérarchie implique une évaluation personnelle, et en l’absence de celle-ci les illusions prospèrent. Le positivisme naturel est la seule force qui nous situe, ce qui emmène à ce constat paradoxal, à cet élitisme inattendu : dans la masse tout le monde est supérieur à la moyenne…

Contre l’écrasement: se ré-hiérarchiser

Sortir du mensonge est se ré-hiérarchiser soi-même au sein du collectif. Tout pouvoir jugé contraignant se modifie de l’intérieur, en intégrant sa hiérarchie, en étendant sa connaissance des déterminants externes, sans menacer l’unité du collectif. Il ne s’agit pas de devenir populiste avec ses propres désirs, se choisir un “gouvernement des instincts”, mais de construire en soi une autorité qui les reconnaîtra, une hiérarchie intérieure et personnelle parfaitement intégrée à celle que nous impose la vie collective.

La réussite personnelle est davantage une affaire d’intégration que de connaissance personnelle. C’est la conclusion essentielle de cet article : notre autorité intérieure se renforce de la mise en cohérence de nos savoirs plus que de leur nombre. Il existe de très fortes autorités individuelles dans les campagnes comme dans les villes, dans les bidonvilles comme dans les palais, à tous les étages de la société. Collectiviser cette autorité personnelle, l’externaliser, c’est étendre ses savoirs tout en gardant leur cohérence. Construire de nouveaux niveaux de complexité en soi, pas seulement lire et mémoriser.

L’autorité des producteurs de savoir

Accéder à l’information ne pose aujourd’hui aucune difficulté particulière. Je n’ai pas besoin d’aucun talent non plus pour la classer en recevable ou non, par rapport à l’autorité existante que je possède. Je déclare certaines interprétations fausses, d’autres vraies. Tout va bien. Je peux même étiqueter ainsi les faits. Pas besoin d’intelligence artificielle pour retoucher les images, mon intelligence naturelle le fait. Peu importe que mon monde intérieur devienne un peu mytho, il existe toujours des gens pour le partager, ou me fournir les faits adaptés. Mais ce faisant, je ne sors pas de mon autorité existante. Je ne l’augmente pas. La partager n’est pas l’augmenter. Un like ne rend pas plus intelligent.

Augmenter mon autorité est un processus de complexification. Soit j’entreprends moi-même le patient apprentissage de structuration des informations dans chaque discipline, soit plus rapidement je délègue à ceux qui l’ont fait et de manière collective. Le tout est plus intelligent que ses parties. C’est la voix du tout que je cherche dans ses représentants, pas les parties esseulées. Mon autorité personnelle est renforcée de cette délégation, si j’ai fait le bon choix, ou menacée, si je prends le mauvais cheval. La délégation concerne aussi ce choix : je demande aux meilleurs de désigner le meilleur d’entre eux. C’est le rôle du consensus. Peu importe que les esseulés se donnent en spectacle avec brio. Je ne veux pas m’approprier l’autorité des spectateurs mais des producteurs.

Et maintenant, déconnectez-vous !

Augmenter son autorité intérieure et non s’y cloîtrer. Nous sommes inégalitaires en intelligence et en rapidité dans cette tâche. L’auto-organisation du monde nous indique une place dans la hiérarchie. Mais c’est notre auto-organisation personnelle qui nous y déplace. Ne nous trompons pas : lorsque nous sommes connectés aux réseaux, c’est l’organisation du monde qui nous classe. L’organisation personnelle, elle, survient quand nous sommes déconnectés.

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Peut-on restaurer l’autorité ? Philomag
Hannah Arendt est-elle de gauche ou de droite ? La réponse d’Emmanuel Faye, 30/8/23

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