Qu’est-ce que l’information?

Abstract: Dans un résumé de congrès de 2007, David Bawden tente une équivalence entre information et complexité auto-organisée. Encouragement à faire de ces notions les principes fondamentaux de la réalité, tandis que matière, énergie, espace et temps en seraient des productions. Je m’inspire de cette présentation et rebondit sur ses limites pour montrer comment ouvrir la route à une unification de l’information en sciences physiques, biologiques et humaines. La réalité n’est pas fait d’incertitude mais d’une alternance entre incertitude et certitude. Le moteur est l’enchaînement auto-organisé des deux aspects indissolubles de l’information, l’information-essence et l’information-communication.

L’information en sciences

Information en physique

L’information est l’élément fondamental de la thermodynamique, de la mécanique quantique et des systèmes auto-organisés. En thermodynamique, l’entropie est une mesure de désordre dans un système. Sa formulation mathématique est identique à l’information de Shannon. Si l’entropie est un désordre, l’information est un ordre —une néguentropie. Entropie et néguentropie sont des valeurs physiques concrètes, substantielles. Ce qui ferait de l’information une potentielle substance de la réalité et pas seulement une forme. Je traiterai les rapports entre substance et forme ailleurs.

En physique quantique, John A Wheeler a inauguré la tendance à faire de l’information le constituant basique de la réalité. Matière énergie espace et temps en seraient des productions. La tendance s’est approfondie jusqu’à faire de cette origine une information porteuse de signification, c’est-à-dire qu’un observateur intervient pour compléter la constitution physique du monde (Barrow Davies Harper 2004). « La physique est l’enfant du sens autant que le sens est l’enfant de la physique ».

Le cosmos est un système auto-organisé. Uniforme et homogène juste après sa création, il est devenu une structure complexe de galaxies, d’amas et de vides, faisant supposer l’existence de “lois de complexité” intrinsèques. Ces lois seraient informationnelles par nature, agissant sur l’organisation de la matière et de l’énergie. L’information se retrouve au coeur de la réalité, à la fois de sa substance et de son organisation.

Information en biologie

La théorie de l’information a été utilisée extensivement en biologie depuis la découverte du code génétique. La délimitation entre vivant et non-vivant se fait à présent par des concepts d’information plutôt que de substances. Le début de la vie est situé au stockage d’information et sa transmission (Davies 1998) plutôt qu’à des arrangements chimiques particuliers. Une définition plus large et récente de la vie, la « lyfe » (Bartlett Wong 2020), se fonde sur 4 caractères informationnels : structure dissipative, autocatalytique, capable d’homéostasie et d’apprentissage. J’analyserai cette approche dans un autre article.

Information chez l’humain en société

Ce domaine nous semble plus familier et est pourtant sujet à controverse. L’information peut être considérée comme une chose en soi —un fait— (Buckland 1991), ou un attribut cognitif —propre à l’esprit individuel— (Belkin 1990), ou encore une création collaborative (Talja Tuominen Savolainen 2006).

La notion de connaissance est également discutée. Ce peut être une croyance vraie, justifiée (Floridi 2005) parce que fondée sur une information véridique, ou plus élastiquement une simple compréhension, une cohérence assemblant un corps d’information (Kvanvig 2003).

Une vue unifiée?

L’information en physique : des schémas de complexité organisée de matière et d’énergie. L’information en biologie : des significations émergeant de la complexité auto-organisée des organismes. L’information en sciences humaines : une compréhension émergeant des interactions complexes entre productions mentales et connaissance sociale enregistrée. David Bawden remarque que le fil conducteur de l’information, à travers tous ces domaines, est la complexité auto-organisée.

À ce principe fondamental il associe des évènements cardinaux, points de départ des différents domaines : le début de l’univers pour la physique, le début de la vie pour la biologie, le début de la conscience pour la compréhension. Bawden termine logiquement en avocat de la recherche des lois de complexité auto-organisée, convaincu que leur découverte unifierait les domaines et les débarrasserait de leurs derniers mystères.

L’information dans Surimposium

Avant que ce concept se voit déchiré entre les disciplines scientifiques, l’information avait une place bien définie pour les linguistes et les philosophes, au milieu d’une hiérarchie du savoir :
1er étage: Données —éléments bruts en dehors de tout contexte
2è étage: Informations —données mises en contexte
3è étage: Connaissances —informations utilisées pour agir

Les différentes définitions de l’information évoquées se rassemblent toutes au 2è étage, témoignant tout de même d’une belle unité : il s’agit d’une quantification de la communication. Qu’il s’agisse de spins, de gènes ou de mèmes, chaque discipline compte ce qui est échangé entre deux ou plusieurs acteurs de la communication. Notons immédiatement que l’information n’est pas le concept le plus fondamental pour décrire le monde, puisqu’il repose lui-même sur celui d’individuation.

L’information de Shannon

Shannon a mis au point une théorie non pas de l’information mais de la communication de l’information. Ce qui le situe bien au 2è étage et n’en fait pas une théorie plus universelle que les autres. L’originalité de Shannon est sa manière de quantifier. Il a fondé l’information sur l’incertitude au lieu de la certitude. Précieux éclairage. Il considère les deux acteurs de la communication comme inconnus l’un à l’autre et non pas semblables parce qu’ils feraient partie de la même espèce. Il respecte ainsi le principe de l’individuation, qui est se séparer du reste du monde. On n’est plus semblable. Dès lors la relation s’établit entre étrangers. Une relation ? Elle implique qu’il existe encore un canal de communication, un langage commun. C’est ce canal qui fonde l’information.

Shannon équivaut information et mesure d’incertitude. C’est une définition probabiliste. Nous devinons là une partie fondamentalement probabiliste dans la nature du monde : même si les individus qui communiquent peuvent être déclarés “substantiels”, leur communication est par essence probabiliste. Nous n’avons pas d’autre relation qu’aléatoire avec le monde.

L’information n’est pas la donnée

Certains physiciens, constatant que les éléments individués sont eux-mêmes faits de relations, ont hâtivement conclu que l’information est le constituant fondamental de la réalité. Non. Parce que, nous l’avons vu, l’information n’explique pas le principe d’individuation, elle repose sur lui. L’individuation est sous-jacente. Elle fonde justement la notion de ‘donnée’. L’individu s’émancipe dans quelque chose. Il se montre au contexte, il se donne à lui.

D’autres physiciens se sont contraints à réintégrer un observateur aux informations inertes, sans signification par elles-mêmes. L’information ne complète sa définition que si quelqu’un la regarde, s’en sert, en prend connaissance. Voici donc la physique, après avoir aplati la définition de l’information, qui lui redonne sa hiérarchie précédente, donnée/information/connaissance. Impossible de s’en passer. Est-il alors sans espoir d’unifier ces définitions par un concept plus fondamental, qui génèrerait cette hiérarchie ?

Stabilité auto-organisant son existence

Dans Surimposium je définis l’information comme une stabilité définissant son propre temps d’existence. Ou comme une auto-organisation élémentaire, pour rejoindre Bawden. Cela n’impose pas qu’elle soit substance mais ne lui interdit pas d’en être une. Basiquement une information est un ‘tout’, une fusion sans référence à l’extérieur, seulement à sa propre constitution. C’est une information par essence, une informessence.

Informessence et informéchange, les deux faces de l’information

L’informessence ne peut pas être mesurée, seulement éprouvée —la mesure étant déjà une interaction la modifiant, elle n’est plus ‘tout’. Cependant l’informessence n’est jamais isolée; le ‘tout’ est dans un contexte. Elle a ainsi une autre facette, indissoluble, d’élément dans un plus grand tout. Ces deux faces d’une individuation sont le ‘tout’ constitutionnel d’un côté, l’élément ‘partie de’ de l’autre côté. En changeant de face l’informessence devient information-relation, informéchange. Il s’agit d’un changement de statut, pas de nature.

L’informéchange est corrélée à la similitude entre instrument et objet de mesure. Elle diminue quand cette similitude est forte —des choses presqu’identiques ont moins d’information à se transmettre que des choses dissemblables. Nous retrouvons ici l’information de Shannon. Nous l’avons connectée aux données. Mais une barrière infranchissable s’est élevée entre les données et leur communication : impossible par l’informéchange d’accéder à l’informessence. Les deux sont indissolubles mais entre elles se situe un tout, une fusion, qui interdit de retrouver l’une à partir de l’autre. Une infinité d’informessences différentes peuvent donner la même informéchange. Les atomes sont ainsi considérés comme des éléments semblables alors qu’ils sont constitués chacun d’un univers d’interactions quantiques particulier à chaque instant. Entrer en relation avec le niveau de réalité ‘atome’ ne fait rien connaître de sa constitution. Il faut interagir au niveau des constituants pour en savoir plus.

Inaccessibilité de la chose en soi mais accessibilité de la connaissance

Avons-nous ainsi cerné l’informessence de l’atome, en ayant mesuré sa constitution ? Non, car ce n’est pas sa constitution ultime. Impossible de savoir si les éléments que nous identifions sont l’origine. Ce que nous regardons est un autre niveau d’informéchange, et nous ne savons pas jusqu’où descend la pile. Nous retrouvons ici l’inaccessibilité de la chose en soi, chère aux philosophes.

Par contre en remontant la pile nous accédons à la ‘connaissance’, le sommet de notre hiérarchie de l’information. Lorsque les niveaux d’informéchange font l’objet d’un mimétisme par les réseaux neuraux, leur auto-organisation produit des concepts de synthèse, de nouveaux ‘tout(s)’ dans la structure mentale. Il est ainsi possible d’unifier l’élévation de l’information dans la complexité. Niveaux quantiques, matériels, biologiques, neurologiques, tous résultent d’une auto-organisation progressive de l’information. Ils agrègent des éléments d’information qualitatifs porteurs d’une signification croissante. La ‘qualité’ est la caractéristique propre d’un niveau d’information individué dans la complexité. Le ‘niveau’ est le franchissement de l’une de ces frontières à deux faces indissolubles, une face constitutive/relationnelle et une face élémentaire/fusionnelle.

Un raccord vers la conscience

L’information-communication de Shannon, ou informéchange, est bien fondée sur l’incertitude; mais l’informessence, elle, qui constitue l’individuation, est une fusion donc une certitude. Éprouver sa fusion est une certitude. C’est ce que nous ressentons en tant qu’être conscient, malgré la multiplicité de notre constitution mentale. C’est que nous devrions logiquement accorder à toutes autres individuations, car nous ne sommes pas moins matériels qu’elles. Qu’elles soient déclarées ‘vivantes’ ou non, nous devrions leur accorder une expérience propre, évidemment d’une qualité différente de la nôtre, et qui nous est inaccessible.

Alternance entre communication et substantiation

Ce que je voudrais que vous reteniez de cet article, c’est que la réalité n’est pas faite d’incertitude mais d’une alternance entre incertitude et certitude. La théorie de l’information de Shannon décrit l’une des phases de l’alternance, la communication. Tandis que l’autre phase est la substantiation. Fusion des informations transmises dans une certitude, une nouvelle individuation. C’est aussi l’alternance entre mise en forme —par la communication— et constitution d’une matière —les relations bouclent et définissent un temps d’existence élémentaire de cette matière.

Nous retrouvons les deux aspects familiers de notre réalité, le virtuel et le matériel. Il s’agit de deux aspects de l’information, informéchange et informessence, indissolubles mais différents, insolubles également l’un dans l’autre. La réalité est une dynamique, un conflit. Elle est intrinsèquement la “vie” —pas besoin de lui chercher une frontière. Nous pouvons faire cette équivalence : que la vie et l’auto-organisation soient une seule et même chose.

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Information as self-organized complexity, a unifying viewpoint, David Bawden 2007

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