Télécratie vs ontocratie

S’il existe un exemple de plantage monumental chez les prophètes sociologiques, c’est bien l’offensive menée contre la télécratie. En 2006 encore, Bernard Stiegler publiait ‘La télécratie contre la démocratie’, où il fustige l’emprise de l’audience sur le politique, remplaçant la véritable opinion publique. Il dénonce le politique comme démissionnaire face au télévisuel, refusant d’exercer son pouvoir pour le réguler.

Moins de deux décennies plus tard, la domination de la télé s’est effacée derrière celle des réseaux sociaux. Centralisé auparavant sur un plateau, le pouvoir est retourné chez le spectateur, auto-organisé à travers des centaines d’influenceurs. La notoriété de ceux-ci est fragile. Ils doivent coller étroitement aux désirs de leurs suiveurs. L’opinion publique fait l’audience. Et la politique. Avec une difficulté plus grande encore à réguler les réseaux aujourd’hui que la télé auparavant. Emmanuel Macron est considéré comme centralisateur voire autocratique, peut-être davantage que l’aurait voulu un Bernard Stiegler. Pourtant, il est plus impuissant que ses prédécesseurs à brider le pouvoir de l’audience.

Nous sommes en plein dans la situation que Bernard Stiegler espérait voir advenir : pouvoir dans les mains de citoyens aux idées diversifiées, choisissant leurs sources d’information, abandonnant une télé ringardisée. Et c’est une catastrophe ! Désorganisation sociale profonde, politiques collectives contestées, erratiques, à courte vue, dépourvues de toute coordination mondiale.

La télécratie est devenue une ontocratie. Le pouvoir que les dirigeants tiraient de la manipulation des médias s’est transformé en pouvoir des citoyens pour manipuler les dirigeants. C’est pire. Le principe de représentation n’existe plus. L’émission télé suivie par des millions de personnes avait l’avantage de synthétiser un débat entre idées contraires. Arène d’où personne ne sortait indemne, sans doute. Mais c’est le propre du conflit. Ne jugeons pas néfastes ses conséquences. Il fait apparaître un résultat, pas disparaître ses constituants. Dans d’autres circonstances, le résultat peut devenir différent. L’important est qu’il existe en tant que fusion. Que chacun puisse s’y référer. Qu’il symbolise l’échelon collectif de la société. Qu’il l’élève au-dessus de la bande de primates. Libre aux singes de reprendre ensuite leurs cris autour d’une bouteille ou leurs gesticulations autour d’un pamphlétaire 😉 Une stabilité supérieure aux cellules s’est formée. Un organisme vit et se perpétue.

Avec la télécratie, la horde citoyenne partait dans une direction. Pas forcément la bonne, mais alors l’ontocratie se réveillait pour lui couper son élan. Aujourd’hui il n’y a plus de direction, plus de projet commun. Mettez-vous à plusieurs pour tirer d’un côté, autant tireront de l’autre. L’ontocratie c’est la masse des fourmis débarrassées de l’obligation de protéger la reine. Et la fourmilière. Qui va bientôt s’effondrer ?

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