Anti-anti-anti… racisme

La file des anti étire le racisme à tout le monde

Anti-anti-anti… Lorsque vous voyez une longue file de fourmis (ants) entourer ainsi un mot c’est qu’il est moribond, à force d’avoir eu des utilisations contradictoires. C’est bien le cas pour le cadavéreux ‘racisme’, victime de sa popularité (sémantique). Chacun d’entre nous l’a entendu si souvent et dans des circonstances tellement opposées qu’il le pense à sa façon. Odieux et répudié chez les uns, identitaire chez les autres. Lardé de mille dagues assassines, il grince encore des dents et nous vrille de ses yeux magnétiques.

Avec quelques anti(s) entre parenthèses, ‘racisme’ devient une étiquette qui se colle à tout être humain. Qu’est après tout un anti-racisme sinon un ostracisme ciblant les racistes ? Être anti-raciste est suspecter que toute personne rencontrée soit un raciste, dans sa tenue, son attitude, sa manière de parler. L’un ne va pas sans l’autre, pas plus que l’athée ne va sans le théiste. Les agnostiques sont rares, encore plus devant la race que devant Dieu. Un agnostique demanderait l’air de rien « C’est quoi votre histoire de race ? », pour constater rapidement que les gens parlent d’eux et non d’un concept supposément universel. Les chercheurs qui dénigrent la race dans la génétique devraient faire partie de ces agnostiques plutôt qu’apporter de l’eau au moulin de militants. Ne pas trouver la race dans les gènes c’est déjà l’avoir pensée là, et donc avoir choisi une signification personnelle au terme.

Deux aspects du mot

Car il n’en existe pas d’universelle. Si la race manque d’explication génétique elle ne manque pas de valeur symbolique. Un concept a toujours deux significations : celle qu’il se prête et celle qu’on lui prête. Comment un mot peut-il se prêter son propre sens, au fait ? Il le fait de manière collégiale, défini par d’autres mots. Mimétisme répété d’un esprit à l’autre. Mais le mot traduit aussi un motif mental, un schéma de croyances qui, lui, reste personnel.

Dans ce dualisme naissent les deux significations, celle que l’individu prête au mot et la collective —sorte de fusion des versions les plus célèbres. Le lettré, le psychologue ou le journaliste connaissent leur version personnelle mais également les tendances de la collective, si bien qu’ils séparent facilement les significations. Tandis qu’en restant dans son groupe d’opinion on confond la personnelle et l’universelle.

La dispute de Marylin et Norman

Pourquoi ce cours de sémantique ? Un accord sur un sujet sensible tel que le racisme commence par un accord sur le mot. Or le consensus a disparu dans la société contemporaine. Ce mot, les biologistes voudraient l’éradiquer, les wokistes en faire un cheval de bataille immortel. Les philosophes voudraient expliquer ses différents sens, comme Marylin Maeso et Norman Ajari, prometteurs auteurs publiés par Philomag. Elle est juive, il est noir. Avant d’écrire ce livre commun et houleux, ils s’écharpaient déjà dans ‘Essence inflammable‘, un débat de 2020, qui fait apparaître des anti-racismes diamétralement opposés.

« Mon anti-racisme est plus juste que le tien ! », pourrais-je résumer en introduction. Marylin et Norman parlent bien d’eux et non d’un principe universel, sur lequel ils échouent à se mettre d’accord. Ils peinent à se dégager de l’essentialisme —d’une identité personnelle qui reste essentielle. Norman veut se réapproprier son identité noire. Marylin l’exhorte à la mettre de côté mais n’a pas conscience que sa propre identité s’est formée sur l’amenuisement des autres quand elle les trouve trop conquérantes. Danse d’individus pourvus de leurs identités affirmées. Le véritable universalisme, qui consiste à accepter les autres tels qu’ils sont, même à ses propres dépends, ne se rencontre pas.

Bien comprendre les discordances chez les anti-racistes demande de revenir un instant sur la controverse entre existentialisme et essentialisme.

Impénitent essentialisme

Dans la relation entre le mental et le monde, où placer le point de départ ? Qui construit l’autre ? Une histoire de poule et d’oeuf où les philosophes se sont pourtant engagés fermement. Sartre, avec « L’existence précède l’essence », pose son jalon sur l’esprit vierge. Qui est l’oeuf, l’humain en devenir. Il n’est rien, à ce stade, dit Sartre, et donc entièrement propriétaire de son futur, à travers les concepts qu’il va construire. Platon pense au contraire qu’il existe un ‘monde des essences’, d’où celui de l’humain accède à l’existence.

Existentialistes sartriens contre essentialistes théistes et platoniciens. La controverse est reprise en sciences humaines entre constructivisme et déterminisme. Culture contre nature. Le constructivisme est résumé dans la célèbre phrase de Simone de Beauvoir « On ne naît pas femme; on le devient. » —la société fait la femme. En face, le déterminisme est celui de l’inné biologique.

Un oeuf de série ou un oeuf unique?

La controverse est au coeur de notre sujet. C’est le choix du point de départ qui sépare les postures sur la race. Les racistes considèrent leur identité culturelle comme l’origine, l’ascendance, ce à quoi il faut rester fidèle. Que cette identité prenne source dans les gènes, les idéaux platoniques ou un héritage divin est presque secondaire. Quelque chose nous est donné et il faut protéger cette essence, au risque sinon de se perdre.

Un non-raciste —nous verrons dans un instant pourquoi j’évite le “anti”— considère que l’origine est une existence indéterminée. L’oeuf est vierge, si bien qu’il peut devenir indifféremment noir, blanc, jaune, bête, génial, homme, femme… Tout cela c’est lui qui en décide. L’existence avant l’essence. Il n’y a rien à perdre, seulement à gagner.

Les deux positions sont intenables

Vers quel bord penchez-vous ? Aucun ? Vos réticences sont bienvenues. Les deux positions sont intenables. La science floute l’identité culturelle et génétique quand on la regarde de près. Quant à l’existentialiste, s’il voit l’humain maître de son destin, alors celui-ci peut choisir de devenir… raciste et alors le pire est permis. L’idée qu’il y a tout à gagner s’effondre.

Mais l’oeuf n’est pas vierge, à l’évidence. Il acquiert le langage sans apprentissage, preuve que l’esprit a des formes préexistantes en attente de traduction. Nous avons bien une identité inscrite, que même dans sa grossièreté initiale il faut prendre en compte dans le débat sur le racisme.

Pas de caution universelle pour l’anti-racisme

Pourquoi ai-je utilisé ‘non’-racisme plutôt que ‘anti’ ? Nous avons vu avec la réaction de Norman Ajari, qui cherche sa négritude, et à moindre degré celle de Marylin Maeso, en rébellion contre les identités, que racistes et anti-racistes sont du même bord en fait : ils refusent de se débarrasser de l’identité essentielle qui est la leur. Ils veulent au contraire la protéger. Pour les anti-racistes c’est l’extraire du carcan imposé historiquement par celle des racistes. Ils ont raison bien sûr, et je me garderais de critiquer la lutte de Norman. Je ferais la même chose à sa place.

Il faut néanmoins faire un constat : l’anti-racisme relève d’une lutte identitaire plutôt que d’un collectivisme. Impossible de s’octroyer une caution universelle dans l’anti-racisme ! Parce qu’il repose sur le concept de race qui est individualiste par essence. Personne n’accepte de renoncer à son identité parce que personne ne s’éprouve comme un oeuf vierge. Les vrais non-racistes sont à chercher chez les petits enfants, pour lesquels le concept de race ne veut rien dire.

Un anti-racisme sans race?

Il devient facile de comprendre comment un anti de plus se concatène aux autres anti de ‘racisme’ : c’est une nouvelle identité qui vient s’opposer aux précédentes. Le total ne fait pas un collectivisme mais une collection d’individualismes conflictuels, rivalisant pour le titre de l’identité la plus essentielle… avec les racistes eux-mêmes. Plein de bombes en perspective.

Alors est-il possible de faire un anti-racisme sans race ? Après Maeso et Ajari, Philomag publie un commentaire d’Étienne Balibar, philosophe qui s’est intéressé au ‘racisme sans race’. Peut-on préciser un concept vraiment universel de racisme sans race, mot dont chercherait à se débarrasser le non-racisme que j’ai évoqué ?

La troisième voie de Léonora Miano

Dommage que le texte d’Étienne fasse tant de circonvolutions pour ne fâcher personne ; il en devient obscur pour les non-initiés. Relisez-le deux fois, car ses remarques sont toutes profondément pertinentes. Il rappelle l’existence d’une troisième voie, celle de l’identité apaisée, promue par Léonora Miano dans ‘Afropea’. Il met en exergue la “concurrence des victimes”, reflet du choc entre les identités dont nous venons de parler. Il remarque que l’obsession du gène chez le raciste est une quête de généalogie plutôt que de nature.

Étienne Balibar conclut brillamment « On sait où le racisme “commence”, du moins on peut le chercher, mais on ne sait toujours pas où il finit. » C’est-à-dire qu’à inclure toutes ces identités ‘anti’ en lutte les unes avec les autres, on finit par inclure tout le monde dans le champ du racisme et le non-racisme ne contient plus personne. Même les plus “tolérants” tels que Maeso et Balibar, en restant adversaires des identités militantes qui fondent le racisme, quittent la posture collectiviste pure, qui est d’accepter les autres tels qu’ils sont, avec tous les inconvénients que cela entraîne pour soi.

L’anti-racisme est un réglage

Ce n’est pas la posture que je recommande bien entendu, puisqu’elle consiste à accepter l’inacceptable. Mais elle est importante à considérer puisqu’il va falloir, finalement, trouver le réglage adéquat entre ce collectivisme insupportable et l’individualisme inacceptable. L’anti-racisme se trouve être un réglage. Propre à chacun d’entre nous. Positionné très soliDaire chez Balibar, beaucoup plus soliTaire chez Ajari.

Ce réglage est un tempérament au départ. Nous démarrons avec un talent pour l’agressivité et un talent pour l’empathie, qui sont les formes initiales de l’individu soliTaire et du collectiviste soliDaire dans notre esprit. À partir de ce réglage donné, c’est le gain d’assurance personnelle qui permet de devenir plus soucieux des autres. Paradoxalement le soliDaire se renforce de la fermeté du soliTaire. Moins notre identité se sent menacée plus elle s’ouvre aux autres.

Une identité forte isolée est nocive

C’est le fonctionnement étonnant du principe T<>D, soliTaire vs soliDaire, que j’utilise constamment pour débrouiller les mystères des sciences physiques autant qu’humaines. Ce moteur conflictuel fonctionne efficacement quand le réglage évite de tendre excessivement vers le T ou le D. En clair ne soyez ni trop solitaires ni trop solidaires. Sinon les deux formes de dépression que sont la misanthropie et l’effondrement du soi vous guettent.

Autre manière d’énoncer ce principe : votre identité forte est nocive, quelle qu’elle soit, si elle n’est pas associée à une solidarité toute aussi forte. Je vais faire une analogie, qui va sans doute vous paraître surprenante, avec la prise en charge de l’addiction. L’identité d’un drogué nous est généralement aussi répugnante que celle d’un suprémaciste blanc. Ils sont incapables de se débarrasser de désirs qui nous sont insupportables. Comment peut-on les ramener dans le collectif ? En les en excluant avec notre répugnance ? Pas terrible.

Le drogué de la race

Ce qui les empêche de quitter cette identité est qu’ils n’y ont pas accès consciemment. Barrière la plus infranchissable. Mais aussi parce qu’ils n’ont pas d’autre identité. Cette barrière-là est plus accessible. Sortir un drogué de l’addiction est lui proposer une identité capable de rivaliser avec la drogue. Qui le fait ? Que propose-t-on au drogué en remplacement d’une vie de merde ?D’autres vies de merde ? Nous le traitons avec du découragement plutôt que l’encouragement. Comme il contient déjà beaucoup du premier, le niveau s’accumule. Certes il faut lui garder des griefs. Pas d’identité sans responsabilité. Il a raté sa course sociale, et je ne prétends pas qu’il faille lui donner une médaille. Néanmoins comprenons que notre forte assurance personnelle lui est plus nocive qu’utile, parce que dépourvue d’une solidarité aussi forte, et que notre espoir de l’aider est illusoire.

Il en est de même pour le raciste. Notez que le terme ‘anti-raciste’ dénigre la possibilité d’une aide. L’idée est insupportable à la plupart des anti-racistes. Confirmation que c’est un milieu qui recrute moins de soliDaires que de soliTaires. Or plus les anti-racistes s’enrichissent de fortes têtes, plus les racistes se radicalisent. L’anti-racisme sans race c’est le D de soliDaire, le rééquilibrage de notre identité soliTaire avec le pool des autres, dont aucune ne doit être exclue.

Encore énervé contre la ceinture?

Cela fait longtemps que nous aurions du réduire les discussions sur le racisme, à mesure que les lois réduisaient les injustices les plus flagrantes sur le sujet. S’énerver contre la race ? J’espère que cela deviendra aussi ringard que s’irriter de la ceinture de sécurité —cela surprendra les jeunes mais une génération l’a fait. Malheureusement la société dysfonctionne d’un wokisme maladif, d’une excitation permanente du soliTaire dans les individus, qui effondre l’effort soliDaire des Balibar et autres sages.

Tout le monde n’est pas wokiste. Quand le spectacle wokiste devient discordant avec le fond de son sujet, les gens n’y croient plus. Nous le constatons avec le féminisme : 80% des français se disent pour l’égalité des sexes, mais autant refusent de se dire féministes. Le symbole d’une lutte ne correspond plus à son objectif. Je n’ai pas connaissance d’enquêtes semblables sur le racisme, mais je parierai volontiers sur la même discordance : une majorité de gens se déclarent pour l’égalité des races, très peu se désigneraient comme anti-racistes. Manque de conviction ? Ou refus d’une conviction devenue névrotique ?

Quand on ne sait pas où finit le racisme on ne sait pas finir son combat contre lui. Redevenir soliDaire de l’adversaire. Abandonner l’identité anti-raciste. Finalement nous nous ressemblons tous, installés à la file sur la même branche, accrochés par notre essentialisme, bien paresseux pour s’en déplacer…

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Essence inflammable, premier dialogue entre Norman Ajari et Marylin Maeso, 2020
Où commence le racisme? Désaccords et arguments, Marylin Maeso et Norman Ajari, 2023
“L’islamophobie est-elle un racisme ?” Extrait du livre pour les abonnés Philomag
Où commence… et où finit le racisme ? Commentaire du livre par Étienne Balibar
“Afropea. Utopie post-occidentale et post-raciale”, Léonora Miano, 2020
Quand la science prend ses aises avec le symbolisme racial, Jean-Pierre Legros 2023

Synthèse sur la morale

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