Abstract: Je suppose ici que vous avez lu l’UniPhiM, méthode philosophique à prétention universelle, et que vous avez des réserves à son sujet. Je recours à un classique de la réthorique, le prolepse, pour casser vos critiques avant même que vous les ayez exprimées, vilain bonhomme ! Lesquelles sont visées ? Le manque de célébrité de la méthode, en premier lieu. J’attends modestement une première percée dans les cerveaux des vieux sages. C’est en ayant beaucoup lu que l’on repère les idées vraiment nouvelles. Puis je réponds à l’accusation de circularité qui guette toute théorie universelle, mais en réalité la fonde. Enfin j’explique pourquoi l’UniPhiM n’est une menace ni pour la diversité philosophique ni pour la méthode scientifique. Au contraire elle inscrit dans la réalité textes farfelus ou sérieux sans faire de différence a priori, et fait de l’essai philosophique le préalable indispensable à l’avancée scientifique.
« Pourquoi s’intéresser à une philosophie universelle ? » est une question pour les pontifes. Je vais préférer sa jumelle négative. Le Diable cherche à nous tromper, mais au moins il accepte de répondre à toutes les questions :
Pourquoi si peu de monde s’intéresse à une philosophie universelle ?
Nous sommes ce qui nous entoure. Nous sommes surtout les façons de représenter le monde, qui nous sont proposées. Un petit enfant est sensoriel, instinctif, une porte ouverte sur le monde appelée ‘curiosité’, ouverte aussi sur les modes de connaissance, ‘avidité de savoir’. Mais il ne s’est pas encore séparé du monde en se regardant le connaître. Il est “dans” le monde. Le voir en direct, le toucher le sentir, tout enfant est naturellement matérialiste et la plupart le resteront, adultes. Ils considèrent la réalité comme un bloc indépendant et nos sens la communiquent sans lui échapper. Le matérialiste est un enfant qui refuse de s’évader du monde matériel. Il ne peut concevoir de s’en séparer. L’idée que le monde soit avant tout une création mentale demande un gros effort. Bannissement brutal d’une réalité en soi que l’on voyait comme une sorte d’utérus géant et qui se révèle une simulation personnelle…
De quoi profite-t-on avec cet immense effort ? Rien de vraiment utile. Le monde ne s’explique pas mieux, il n’a fait que perdre en consistance. Ce genre de vérité retire davantage d’assurance qu’elle en donne. Le matérialisme au contraire, avec la puissance de son regard ontologique, est franc et efficace. Il donne à nos intentions les moyens de se réaliser. Que demander de mieux ? La philosophie, avec son regard téléologique, est presque menaçante en comparaison. Elle voudrait interroger la source de nos intentions. Mais quel intérêt a cette autopsie mentale si nous sommes en accord avec nos désirs ? Ne risquons-nous pas de nous perdre, de changer en quelque chose que nous n’avons pas vraiment envie d’être ?
La philosophie arrive sur le tard
Quitter le matérialisme naturel est d’autant plus difficile que l’éducation scientifique installe une autorité extraordinaire sur le monde. Il nous obéit au doigt et à l’oeil. Faudrait-il remettre en question un tel pouvoir sans raison majeure ? La philosophie se fait moquer. Elle intéresse des binoclards en mal de filles qui se rengorgent de discours pédants dans les cafés et les salons. Mais ne passionne guère l’athlète, l’ingénieur ou le chercheur plongé dans les expériences concrètes. Dire que la matière répond à ma volonté, est plus gratifiant que dire “mon esprit imagine que la matière répond”.
La question d’une méthode philosophique ne vient donc que tardivement, quand la conscience s’est suffisamment évadée du matérialisme et de ses réponses-à-tout pour s’interroger sur elle-même. Du moins quand notre personnalité évolue spontanément avec l’âge. La nécessité philosophique peut être apprise bien plus tôt, ou contagieuse. Là cependant, nous n’avons pas satisfait un besoin naturel. Nous avons croisé un philosophe qui veut absolument partager son éblouissement, en inculquant aux autres des questions sur la vie. Selon le résultat qu’elles auront sur nous, on peut les voir comme des illuminations enchanteresses ou des ruminations néfastes. J’ai déjà dit le mal que je pense d’un enseignement trop précoce de la philosophie.
Un magazine pour sortir la philosophie des pavés abscons
Le regard philosophique se coordonne mal avec celui de la science. Elle critique une ontologie qui fonctionne pourtant parfaitement. Ai-je été enthousiasmé par mon éducation scientifique ? Je suis alors porté à ranger la philosophie sur l’étagère poussiéreuse des livres religieux et mystiques. Il faut porter au crédit d’un Philosophie Magazine de vouloir l’en sortir, en lui faisant commenter l’actualité des affaires humaines. Un regret : les rédacteurs pétris de lectures classiques mais légers en sciences fondamentales. Peut-on interpréter correctement la psychologie humaine en prenant pour référence des penseurs qui ignoraient ce qu’est un gène, ou un neurone ?
La philosophie a bien conscience que nous plaquons nos simulations personnelles sur le monde, mais faut-il qu’elle sauvegarde les fantaisistes au nom de la diversité ? Il faut garder cette tendance à l’esprit quand nous l’écoutons commenter l’actualité…
Décollage avec l’UniPhiM
Le matérialisme pèche par carence d’interrogation sur nos modes de connaissance, et la philosophie par carence de constats sur les mécanismes du réel. L’option par défaut est se consacrer à l’interrogation épistémique ou le constat physicaliste, selon l’éducation reçue, et négliger les problèmes de communication. L’autre option est de choisir une méthode qui protège le caractère irremplaçable de chaque regard, et les coordonne.
C’est ce que j’ai proposé avec l’UniPhiM. Cette fois la science sélectionne les regards téléologiques avec lesquels elle est compatible, et renvoie les autres dans les archives. L’un d’eux au minimum doit être valide. Sinon c’est le discours scientifique lui-même qui est suspect. Avoir compris correctement la réalité permet d’augmenter notre envergure sur elle, et non pas nous réduire au peu d’elle dont nous avons rigoureusement compris la nature.
Universalité menaçante
Une philosophie universelle gêne autant les philosophes académiques que certains scientifiques. Pour les premiers c’est une tentative d’enfermement de la pensée. Un peu comme si j’avais créé une variété de pomme réunissant l’ensemble des qualités attendues et souhaitais remplacer toutes autres variétés par celle-là. Effondrement de diversité.
Pour certains scientifiques une nouvelle méthode universelle menace la propre universalité de leur méthode, qui est aussi d’essence philosophique —Karl Popper, un philosophe des sciences, l’a créée. Nous allons voir un peu plus loin pourquoi ces menaces sont inexistantes. Mais d’abord il me faut répondre à une objection plus grave.
L’accusation de circularité
Pour décrire la relation entre l’esprit et la réalité physique, je peux dire indifféremment :
a) La réalité physique construit l’esprit qui la théorise.
b) L’esprit construit les règles de la réalité physique qui aboutissent à lui.
Peu importe de choisir en premier la manière (a) ou (b), je rentre dans une boucle de raisonnement fermée. Impossible en apparence d’y échapper. Toute théorie générale de la réalité serait donc obligatoirement circulaire, et par là même viciée. Comment une théorie pourrait-elle se valider de l’intérieur d’elle-même, sans objectivité extérieure ? Toutes les tentatives sont des tautologies.
Il existe des tautologies vraies
Comment répondre à cela ? En premier lieu, signalons qu’il existe au moins une catégorie de tautologies vraies : ce sont les théories personnelles de la conscience. Nous sommes tombés d’accord, philosophes de l’esprit et neuroscientifiques réunis, que chaque esprit est un monde personnel, une simulation autonome, que seul son propriétaire peut connaître. Si le propriétaire conçoit une théorie à propos de sa propre conscience et s’en satisfait, elle est parfaitement valide dans les limites de son monde personnel, quelle qu’elle soit. Aucun esprit extérieur ne peut imposer la sienne puisqu’il ne peut accéder à la même connaissance idéalement exacte de ce monde. La théorie de la conscience est sa propre représentation.
L’exactitude est telle que l’esprit va évoluer en fonction de cette théorie. Si par exemple la théorie dit que la conscience est une illusion, l’esprit devient éliminativiste, c’est-à-dire qu’il cesse de croire que sa conscience peut se poser la question de sa propre existence. La conscience, en tant qu’entité indépendante, s’est éteinte dans ce monde personnel. Puissance de la théorie dans les univers virtuels…
En pratique les esprits ne sont pas étanches et leurs évolutions sont rarement aussi prévisibles. Mais n’oublions pas que l’esprit est un monde entièrement fermé par le fait qu’il transforme les influences extérieures en actrices de sa propre scène mentale et que sa théorie tautologique de lui-même est entièrement valide. Ne crachons pas sur les tautologies car c’est nous-mêmes qui essuyons les crachats.
Une chaîne de boucles
La circularité pèse sur un ensemble esprit-matière considéré comme un seul système global. Vieille impasse du réductionnisme. L’univers considéré comme bain de particules. Un système unique tellement gigantesque qu’il n’est pas surprenant d’y trouver quelques surprises. Des agencements originaux de ces particules suffiraient à expliquer nos esprits.
Si comme moi vous trouvez la réflexion un peu courte, vous cherchez des dimensions supplémentaires à cette enquête. Dans la dimension complexe par exemple, seules les particules qui interagissent directement entre elles font partie d’un même système. Les entités plus complexes formées par ces interactions créent leur propre système, un autre niveau de réalité.
La circularité comme principe fondamental
Cette vision alternative au réductionnisme est de plus en plus reprise en sciences aujourd’hui. Un système s’auto-définit par les relations de ses éléments au sein d’un contexte. Le principe fondamental élémentaire de la réalité est la circularité de son organisation. Mais il existe toujours quelque chose de plus grand, un contexte autour de cette organisation. Aucun système n’est Tout. L’Univers lui-même n’est pas Tout, ou si l’on définit l’Univers comme tout ce qui existe, alors il serait arbitraire et vain de lui donner des limites.
Le moteur à n temps
La circularité n’est pas un piège pour la réflexion. C’en est le noyau moteur. Aussi bien pour la réalité physique que pour les schémas mentaux qui la représentent. Les systèmes trouvent des petites stabilités. Ils bouclent. Les concepts sont aussi de petites circularités. Différents ensembles de stimuli, voisins sans être tout à fait semblables, vont exciter le même schéma neural. Concept unificateur. Un saut de réalité.
En interagissant, les circularités en créent de plus grandes. L’étagement de complexité s’élève dans la matière, se poursuit au sein du mental dans la profondeur des réseaux neuraux. Au sein du mental, les concepts se veulent mimétiques des interactions physiques. Mimétisme d’organisation. La mathématique mentale est un langage, qui tente de se coordonner avec la mathématique naturelle de la réalité physique.
Le métier à tisser
C’est à partir de ces petites circularités mentales que nous pouvons construire le tissu représentatif de la réalité. Sans discontinuité. Le tissu virtuel est soudé au tissu matériel —graphes neuraux succédant aux niveaux de la physiologie neurale. Toutes les circularités mentales sont vraies, puisqu’elles s’auto-définissent. Tous les concepts sont vrais en tant que définitions d’eux-mêmes. La vérité que nous cherchons en eux, cependant, est l’exactitude de leur correspondance avec la réalité physique qu’ils décrivent. Ils existent par eux-mêmes —le virtuel est aussi concret que tout autre niveau de réalité— mais sont-ils de bons jumeaux de leurs modèles ? C’est cela qui fait la qualité de nos représentations mentales et leur aptitude à réaliser nos intentions.
Une théorie générale de la réalité peut partir de presque rien, de points assemblés en traits par les neurones connectés aux cellules rétiniennes. Puis les traits deviennent des formes complexes, sont associés à d’autres stimuli sensoriels, à des abstractions pures. Le métier neural tisse notre réalité intérieure, étend son métrage complexe. Ce tissu prolonge celui de la réalité physique dans la dimension complexe. Parti de rien, du moins de rien de virtuel, il construit un nouveau monde.
Une réalité auto-créée
Avec un tel générateur, il n’est pas besoin de supposer qu’il existe des choses nécessaires à l’origine de la réalité physique. Pourquoi s’encombrer d’a priori s’ils ne sont pas indispensables ? Le monde est une auto-création. Sa représentation est une auto-création. Nous étendons la chaîne de nos petites circularités élémentaires. Sans autres limites que celles que nous nous imposons, par exemple celle de faire correspondre les réalités physiques et mentales. Des freins à l’imagination utiles, car les desserrer complètement peut coûter cher. La réalité physique est dangereuse quand elle devient trop étrangère au mental.
Aucun maillon de notre chaîne mentale n’est éternel. Il disparaît avec l’extinction des neurones qui le supportent. Heureusement nous avons appris à transcrire l’information ailleurs. Précieuses écritures, qui permettent de protéger et perpétuer la chaîne. Que transcrirez-vous à votre tour ? Quelles nouvelles circularités personnelles ajouterez-vous au grand tissu de la réalité ?
Une méthode universelle autorise toutes les transcriptions
Revenons aux accusations de nos philosophes et scientistes. Comment une théorie de la réalité auto-créatrice pourrait-elle enfermer quoi que ce soit de la pensée puisqu’elle est son mécanisme même ? Les circularités, répétons-le, sont le moteur de l’imagination. Toutes les théories alternatives à la mienne se tiennent aussi concrètement dans la réalité. L’UniPhiM décrit en fait comment se forment les étagères où elles sont juchées. Elle ne conteste pas leur validité en soi mais regarde jusqu’où s’étend cette validité, hors de leur étagère. Quelles prétentions transcendantales peuvent-elles espérer, sans les restreindre à leur réception scientifique ? Comment apparaissent-elles au double regard qui fonde l’UniPhiM ?
L’impossibilité de vérifier la validité d’une théorie, ou la restriction de ses prétentions, ne dénigre en rien sa réalité mentale. Elle devient simplement un motif plus solitaire dans le tissu complexe, sans correspondance avérée ailleurs. Pour le moment. Le tissage continue. Sans nouveaux motifs il serait impossible de poursuivre la confection de la connaissance, ce mimétisme jamais terminé de la réalité en soi.
Le succès scientifique part d’une excursion philosophique
Qu’un motif mental se trouve correspondre à un niveau de réalité physique et c’est le succès d’une théorie scientifique. Ces nouveaux apports ne doivent pas leur réussite au hasard. Ils sont étroitement connectés à leurs voisins dans la connaissance scientifique, la partie du tissu complexe la plus serrée et homogène.
Néanmoins le succès scientifique vient d’une excursion philosophique. D’abord imaginer le nouveau concept. Il est rare qu’il soit entièrement déductible des précédents. La non-déductibilité avertit d’un saut dans la dimension complexe. Le système éléments/contexte a changé. Une auto-création mentale prend forme pour s’en occuper. Ajouter un maillon à la chaîne.
Deux dimensions essentielles dans la variété complexe
J’insiste sur l’importance de bien différencier dans le mental les complexités horizontale et verticale. Ces deux dimensions de la variété complexe décrivent des aspects complètement séparés de la structure mentale. La verticale est la dimension de la constitution hiérarchique conceptuelle ; l’horizontale est la dimension de la scène mentale formée à chaque étage conceptuel. Par exemple les neurones qui assemblent des formes à partir des points rétiniens ne travaillent pas au même étage que ceux identifiant des personnes dans ces formes.
Le langage est un monde en soi, hiérarchisés des sons bruts aux phonèmes puis les mots, phrases, contextes. Nous éprouvons en conscience la “scène du langage” où les phrases déjà associées au contexte se présentent porteuses de signification. La conversation est une scène vivante à laquelle nous participons et assistons à la fois. C’est une scène de complexité horizontale —une séquence de significations de niveau équivalent se déroule— au sommet d’une pile de complexité verticale —un étagement constitutif des concepts depuis les sons bruts jusqu’à la parole renvoyée.
Complexité du monde aplatie dans un espace de travail conscient
L’espace de travail conscient est l’étage où surgissent les mondes de toutes les fonctions mentales. Ils s’associent là, comme les pièces d’un puzzle. Vaste scène horizontale au plus haut sommet de la complexité verticale du cerveau. Il y est possible de conceptualiser la complexité de la matière, mais c’en est une représentation horizontale, pas une simulation de la véritable complexité verticale d’une chose matérielle, c’est pourquoi il est impossible de s’éprouver comme elle.
C’est la limite de la théorie scientifique. Ce n’est qu’une simulation horizontale de la constitution complexe de la chose étudiée. Pour vérifier si la simulation est juste, il faut expérimenter, c’est-à-dire prendre la chose dans sa constitution véritable, telle qu’elle s’éprouve intégralement, et tester des transformations selon la théorie. Si la théorie est juste, la prédiction se réalise. La chose passe d’un état modélisé à un autre, tel qu’attendu. L’expérimentateur suppose que la chose s’éprouve transformée de même, mais cela seule la chose pourrait le dire…
Universalité de conscience scientifique
L’UniPhiM a certes une prétention universelle, mais vous voyez qu’elle n’est pas une menace pour la science universelle, c’en est une reformulation. Une reformulation qui fait prendre conscience aux scientifiques de la manière dont ils conçoivent leurs théories physiques. Plus besoin d’être éliminativiste avec son esprit. Le scientifique est entier à nouveau.
Au plan de la structure mentale, philosophe et scientifique sont bien sûr semblables, chacun disposant d’un espace conscient et y logeant ses représentations. La dimension verticale de leur complexité mentale est semblable. Par contre la complexité horizontale de leurs espaces conscients est fort contrastée. Les pièces du puzzle diffèrent. Chez le scientifique elles sont plutôt mathématiques, parfaitement emboîtées, ultra-réalistes. Le philosophe est plus riche en pièces floues, ajustables, préférées, affectives. Les scènes conscientes sont diversifiées, parfois incapables de se comprendre, au sommet de hiérarchies qui se ressemblent de plus en plus à mesure que l’on descend vers leur base, jusqu’à la physiologie neurale.
Les “pieds” philosophiques et scientifiques marchent de concert, les “antennes” jouent en solo.
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