Le piège de l’univers mathématique

L’intransigeance relative de la quantification

Plongeons dans la signification fondamentale de la quantification. Elle implique une séparation intransigeante entre des individuations. La nature de cette séparation est-elle connaissable ? Oui si l’on peut réduire l’individuation à des parties, dont les relations créent la discontinuité. La séparation est donc intransigeante mais pas irréductible. Sauf en adoptant le fondationnalisme, c’est-à-dire postuler une fondation quantifiée inviolable à la réalité. Mais nous éviterons les postulats dans cette réflexion. Surtout que celui-ci nous laisse perplexe devant la nature d’une séparation qui n’est plus réductible.

Dans la quantification, la nature de la séparation est contradictoire. Elle est intransigeante mais laisse “traverser” le contenu des individuations adjacentes. Mélange de discontinuité et de continuité. Tout cela est bien étrange si nous voyons les individuations comme substances. Mais les physiciens ne s’en émeuvent guère grâce à une distanciation efficace : ils voient la quantification à travers un masque mathématique. Comme tout langage, la mathématique auto-définit ses règles et symboles. La séparation des chiffres ne s’analyse pas. Elle est. Donnée comme toutes les autres propriétés du langage, implicite à l’esprit humain. Difficile dans ces conditions d’en chercher l’origine à l’intérieur de l’esprit. De quel outil peut-il se saisir quand tous ses outils sont issus de l’objet d’analyse lui-même ?

Le choix facile du ‘tout mathématique’

Pragmatique, le physicien oblitère ce problème insoluble et assimile la réalité à son masque mathématique. L’inconscient trouvant toujours une porte de sortie, le symptôme explicite de cette assimilation est l’hypothèse de l’univers mathématique (HMU). Son auteur, Max Tegmark, assume franchement la simplification d’une réalité intégralement mathématique. Entre ‘la nature est écrite en langage mathématique’ et ‘tout est mathématique’, il choisit le second. Pour lui, les physiciens ‘découvrent’ l’essence mathématique de l’univers par ses équations constitutives. Appartenant eux aussi à cet univers, c’est-à-dire leurs esprits étant faits d’équations similaires, ils les mettent progressivement en correspondance avec celles de la matière.

Un débat organisé par la revue Foundations of Physics a montré que la position de Tegmark n’est pas largement répandue chez les physiciens. Mais les positions concurrentes ne se sont pas montrées plus solides. La HMU est toujours en lice.

Cette position est le réalisme structurel universel. Elle se heurte au théorème d’incomplétude de Gödel. Incomplet ne veut pas dire faux. Est-il possible de philosophiquement infirmer la HMU et d’une manière générale l’assimilation de la microréalité physique à des maths ?

L’univers mathématique enfermé entre a priori et a posteriori

Quelle est la nature des mathématiques ? Leur structure a été développée par Bourbaki. Tous les symboles y sont intégrés, des nombres entiers aux espaces topologiques, avec leurs opérations. Ensemble de classes de langages remarquablement auto-définis, qui ne dit rien de ce qui l’a produit. A nouveau l’esprit est pris au piège de la circularité, ne disposant pas d’outil extérieur à lui-même. Persistent des indices comme le théorème de Gödel pour lui faire soupçonner l’existence d’un extérieur. La HMU n’est pas décidable et n’entre donc pas dans le champ de la science.

Le handicap le plus lourd de la HMU est ailleurs. Non seulement elle s’invente une fondation a priori, mais elle décide aussi le résultat a posteriori : des entités qui ne s’éprouvent pas comme mathématiques, qui utilisent d’autres langages et manières de percevoir. En supposant que la HMU soit juste, dérouler les équations fondamentales aboutiraient intuitivement à un grand livre de mathématiques tel que celui de Bourbaki et non aux êtres sensibles que nous sommes. Sans gêne, la HMU forge arbitrairement sa piste d’atterrissage aussi bien que sa piste d’envol. Le raisonnement n’est plus circulaire mais borné.

La HMU reste néanmoins séduisante pour beaucoup de réalistes en raison de sa simplicité, et avec le renfort de la philosophie des sciences, devenue elle aussi très structuraliste. Elle privilégie l’analyse de la réalité en tant que relations dans un contexte, comme nous l’avons vu dans l’article précédent sur Michel Bitbol et son ‘De l’intérieur du monde’. Cependant Bitbol insiste sur l’importance de se débarrasser de tout a priori sur l’origine des choses en relation, et de tout a posteriori sur le résultat. En ignorant cette recommandation, Tegmark est symptomatique d’une attitude commune en sciences fondamentales : faire de la continuité supposée des mathématiques une continuité parallèle de la réalité en soi. Voyons pourquoi c’est philosophiquement intenable :

Les approximations cachées dans le signe ‘=‘

1) Toute individuation symbolisée mathématiquement est une approximation. La notion de ‘conditions initiales’ consiste à définir les individuations sur lesquelles sont apposés les symboles mathématiques. Les “éléments” sont axiomatiques. Les créer ainsi occulte les changements de leur constitution. Oscillations intrinsèques qui s’effacent devant la stabilité extrinsèque ; leurs propriétés sont permanentes. Pourtant aucun élément n’a une constitution figée. Elle varie à une échelle différente des propriétés extrinsèques, sans conséquence significative sur elles. Quand la science “fixe” la constitution d’un élément dans les fondations de la réalité, par exemple le quanton en tant que quantification d’un champ, elle n’a pas les moyens d’en vérifier la stabilité intrinsèque. Nécessité d’un outil appartenant au niveau sous-jacent au quanton, mais il est énergétiquement inaccessible. Nous savons que ce niveau existe : vide quantique et sa pétulance virtuelle. Qu’existe-t-il de plus fondamental encore ?

Le quanton est donc une approximation physique, à laquelle est associée un terme mathématique : l’hamiltonien. Cette démarche fonctionne très bien. La réalité en soi se comporte fidèlement à l’approximation ; le modèle fonctionne. Deux hypothèses : a) La réalité est mathématique. Mais cela oblige à confondre réalité physique du quanton et symbole mathématique. A priori intenable. La rigueur des maths ne peut se satisfaire d’un symbole approximatif. b) La réalité fait elle-même des approximations. Elle définit elle-même des éléments dans un contexte, se crée ainsi des niveaux d’existence en indépendance relative. De telles séparations qualitatives n’existent pas en mathématique, dont le formalisme peut s’appliquer indifféremment à tout niveau d’existence. Quelque chose de fondamental fait défaut aux maths pour prétendre au statut de réalité en soi.

2) La nature réelle des séparations change pour chaque quantification mathématique. Chaque système est défini par des éléments spécifiques en relation, dans un contexte lui aussi particulier. Par exemple une molécule est un ensemble d’atomes flottant dans un “vide” qui n’en est pas un à l’échelon quantique. Le modèle mathématique utilise des quantifications. Il attribue des symboles à chaque atome et calcule le devenir de la molécule. Peut-on dire que les séparations entre ces quanta d’information sont de même nature que celles entre hadrons, quarks et particules virtuelles ? La rigueur répond non. Qualitativement non. C’est pourtant ce que à quoi l’observateur est forcé lorsqu’il déclare mathématique la réalité en soi. Il considère toutes les séparations entre nombres comme identiques, quel que soit l’élément auquel le nombre est symboliquement associé. De même pour les signes opératoires. Le signe ‘=‘ en particulier a la même signification qu’il s’applique à l’intérieur du système défini au départ ou qu’il déplace dans un autre. La mutation du cadre est ignorée. Un des meilleurs exemples de cette prestidigitation mathématique est l’équation dite de Boltzmann : S = kB logW. qui relie une valeur physique (S, l’entropie) à une valeur probabiliste (W, le nombre de micro-états possibles). Les termes de l’équation concernent chacun un niveau de réalité irréductible à l’autre, mais sont pourtant amalgamés par le signe ‘=‘, qui ici n’a pas du tout la même signification que dans l’addition de propriétés identiques.

Exemple caricatural, mais toutes les mathématiques sont concernées par cette confluence étrange des discontinuités entre les nombres dans une seule nature. Si cette position était juste, la réalité serait un vaste système mathématique unique, décloisonné, ce qu’à l’évidence elle n’est pas. L’univers mathématique nous a piégés dans le masque d’une réalité en soi débarrassée de sa dimension complexe.

L’engloutissement dans les mathématiques

Plus les entités d’un système sont complexes, plus leurs séparations cachent une foule de critères. Utiliser les nombres entiers pour les individualiser devient une gageure. Entre un premier humain et un deuxième, la séparation n’est pas celle entre un premier atome et un deuxième. Les équations n’en tiennent pas compte. Le qualitatif en est absent. Il manque un conteneur associé à chaque modèle. Les mathématiques ne se suffisent à elles-mêmes qu’en plaçant l’observateur à l’intérieur du langage. Engloutissement qui a saisi Tegmark : je suis les mathématiques et je veux être la réalité. Plus d’extérieur.

Se débarrasser de l’a priori et l’a posteriori est une recommandation précieuse pour construire un fragment de réalité objectif / fidèle à son étant. C’est dans cette objectivité que les mathématiques trouvent leur force. Elles trouvent un langage personnalisé pour ces fragments parce que chacun est un seul ensemble relationnel. Des exceptions existent : la renormalisation parvient à être transcendantale parce que la réalité ouvre parfois les barrières entre ses niveaux, les ajuste les uns aux autres. Mais toujours ce sont les mathématiques qui s’ajustent à la réalité, pas le contraire. Il n’existe pas une ou plusieurs équations fondatrices du réel. Elles sont en fait plus nombreuses que les particules dans l’univers, séparées par des qualités dont la nature n’est pas descriptible par les pures mathématiques. Il faut un être constitué, un observateur, pas forcément cerveau ni même vivant, qui puisse entrer en relation avec cette qualité. Les observateurs existent assurément : nous en sommes. Leur qualité vient de leur positionnement décalé, dans la dimension complexe, de ce qu’ils observent. Aucun besoin de modèle mathématique. La transformation est purement conceptuelle : de contenu à conteneur. Changement de regard.

Que peut être une authentique épistémologie transcendantale ?

Philosophes et scientifiques s’accordent à élire le système relationnel en tant qu’unité fondamentale de connaissance. Le système s’auto-définit et s’abstrait des a priori et a posteriori. Existence autonome associée à un langage mathématique ; nous éviterons désormais la confusion entre les deux. Une implication directe est étonnante : les mathématiques du système doivent être également considérées comme autonomes, relativement à leur utilisation dans d’autres contextes. Nombres, opérateurs, séparations entre les quantifications, ont une spécificité relative au système. Dans cette identité singulière apparaît l’aspect qualitatif du système.

Mais à qui ou à quoi apparaît-il ? Recentrer sur le système l’entrée de la connaissance fait regarder ensuite les pièces adjacentes, débarrassées des a priori et a posteriori. Sommes-nous vraiment entrés dans la première avec un esprit vierge ? Impossible. L’esprit est fait de représentations qui se cherchent. Les nôtres ne peuvent voir dans le système une chose qui leur serait complètement étrangère. Se découvrent des familiarités avec notre esprit, propriétaires du système, qu’il faut coordonner avec les pièces adjacentes. Les relier fermement ensemble va consolider le tissu de la connaissance. Tissu auto-généré dans une dimension supérieure au système, celle de la complexité.

Nous sommes plongés dans un paradoxe très spécifique à la dimension complexe : on ne peut y entrer que par la petite porte d’un système, avant d’étendre sa vision globale ; mais il faut une vision multiple pour entrer et discerner quelque chose. Deux regards contradictoires, le multiple de la constitution et le global de l’observation, qui n’ont pas de traduction mathématique mais en forment le conteneur.

Le relationnel est auto-défini, mais le non-relationnel ?

Les mathématiques ont à la fois une propriété intrinsèque de réalisation multiple et sont, appliquées, la propriété du système auquel elles s’adressent. Les systèmes deviennent ainsi unités constitutives de la réalité. Mais il ne s’agit pas d’un ensemble mathématique habituel. Les unités ne sont pas juxtaposées ; elles se surimposent dans la dimension complexe. La surimposition est la notion qu’un niveau d’information s’ajoute à un autre sans faire disparaître les précédents. Il s’impose à eux mais sa constitution en reste dépendante. L’auto-définition d’un niveau est relationnelle, de même nature que celle des systèmes mais inverse : elle est non-relationnelle, séparant les éléments qui ne peuvent interagir ensemble. La surimposition est l’équivalent dans la dimension complexe de la juxtaposition dans la dimension spatiale.

Si les mathématiques sont segmentées entre niveaux de réalité, comment les relier autrement que par l’empirisme actuel ? Existe-t-il un métaprincipe unique de la complexité ou plusieurs ? Surimposium propose un candidat : le conflit, modélisé dans le principe T<>D. À suivre…

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