Le scientifique peut-il se passer d’une philosophie?

Abstract: Le scientifique, équipé seulement d’une méthode ontologique, n’est pas préparé au champ de bataille téléologique. Pour l’affronter il doit se choisir une méthode philosophique. Exemple avec le paradoxe de l’égalité au sujet du genre.

Le monastère de la science

La science est une méthodologie. Pas une politique, pas une philosophie, pas même un pouvoir en soi. Son pouvoir n’apparaît qu’avec l’emploi de la méthode par quelqu’un, au milieu du champ de bataille des pouvoirs.

Le scientifique commun ne tient pas à s’y engager, veut se réduire à sa méthodologie, prend soin de ne pas en faire le pouvoir qu’elle n’est pas. Avec les progrès de la science cependant, un effet secondaire est devenu principal : la science, dès qu’elle entre dans le champ des pouvoirs, peut éteindre tous les autres. Pour les participants du champ de bataille, c’est l’arme nucléaire. Tous la craignent et tous ont hâte de s’en servir. 

Mille vierges promises

La science est ainsi source de la plus extrême convoitise de la part des pouvoirs. Le scientifique est un moine auquel on promet mille vierges et fait miroiter la célébrité, en sus de richesses inouïes. Peut-il résister ? Il tient par l’exercice des vêpres quotidiennes, de ces articles et conférences réunissant ses frères devant le tabernacle de la Méthode. Mais les interprétations impies le guettent, les écarts se multiplient. Il n’est pas rare qu’il se fasse recruter par des milieux conspirationnistes.

Le moine de la science est novice du champ du pouvoir, facile à pervertir. Autant, en chaque domaine, par le camp du bien-pensant que par les influenceurs rebelles. Il n’existe pas, en matière d’interprétation, de vérité, seulement des pouvoirs. Ils forment des baronnies de la pensée, des phalanges religieuses, des gangs déferlant dans la rue, chacun brandissant l’étendard de son dogme.

Le moine au cirque

Peu importe que la science soit aujourd’hui plus affirmée qu’elle ne l’a jamais été. Elle ne fédère pas mieux. Au contraire la force de sa méthode la rend convoitée même par ceux qui la détestaient, spiritualistes, poètes, anarchistes. Tous cherchent à s’en emparer pour la soumettre à leurs fins. Nos petits moines et nonnes de laboratoire se font séduire par des numéros de cirque, des fesses à l’air et des oeillades accrocheuses. Tous débordent d’interprétations à nous faire, bien hasardeuses la plupart du temps.

Et nous en redemandons ! Nous-mêmes arpentons le champ des pouvoirs livrés à leurs folies, époustouflés par le spectacle. En temps de paix démocratique, la bataille est celle des feux d’artifices. C’est notre attention que chaque parti cherche à capter par ses débordements. Puis notre vie. « Elle est unique », disent-ils, « pourquoi la rendre semblable aux autres ? » Certes elle est unique. Pourquoi la gâcher à écouter des fadaises ?

Deux histoires, indépendance médicale et recrutement du genre

Plus facile pour le scientifique de rester moine quand il pratique une théologie inaccessible. Le physicien est ainsi moins vulnérable que le psychologue, le sociologue ou l’économiste. Mais l’immunité complète n’existe pas. Des biologistes se sont fait pervertir par l’eugénisme, des physiciens quantiques par le panpsychisme. Je vais raconter deux exemples, l’un de résistance en médecine, l’autre de recrutement en psychologie du genre.

Une newsletter moins édifiante

La première histoire, très courte, est celle de ma newsletter médicale. Quelques années en arrière, elle digérait très complètement l’actualité de la rhumatologie, au point qu’elle me disait quoi penser de chaque étude. Pas besoin de vérification fastidieuse des chiffres, il suffisait de sauter à la conclusion toujours claire. Claire pour les chiffres eux-mêmes, ou celui qui les a lus ?

Aujourd’hui la newsletter se contente de produire les chiffres. Effort courageux, car le spectacle est aride et ne donne pas envie. Les risques sont les chiffres statistiques et non plus qualifiés de ‘faible’, ‘peu significatif’ ou ‘rare’. Il faut décoder. Ce qui rend le médecin propriétaire du code, l’inclue dans la scientificité.

Le paradoxe de l’égalité

La deuxième histoire est celle du pavé dans les études du genre, appelé ‘paradoxe de l’égalité’. En 2018 Gijsbert Stoet et David Geary montrent que c’est dans les pays où l’égalité femmes-hommes est la plus respectée que les femmes font le moins d’études scientifiques. À l’inverse, dans les pays les plus inégalitaires filles et garçons se lancent autant dans ces filières.

Ce sont des chiffres faciles à établir et ils sont vérifiés. Car bien entendu l’étude a soulevé une vague de critiques. Les auteurs ont tenu compte de celles concernant le recueil des données et ont maintenu leur conclusion. Le paradoxe est bien là. L’étude conforte d’autres qui vont dans le même sens : plus le pays est riche et respecte l’égalité de genre, plus les préférences des femmes et des hommes divergent fortement.

Confuse bataille de la conclusion

La science s’arrête à ces données. Leur interprétation n’en fait plus partie. Et la bataille commence. Quelle conclusion choisir ? Les camps sont déjà formés, d’un côté les culturalistes du genre, de l’autre les naturalistes. Stoet et Geary sont plutôt naturalistes, mais il ne fait pas bon être naturaliste aujourd’hui —au risque de se faire taguer sa maison et mettre sous escorte policière comme Beigbeder. Stoet et Geary évitent donc le terme ‘inné’. Ils pensent que les femmes peuvent développer plus librement leurs intérêts “intrinsèques” lorsque les contraintes sociales et matérielles s’estompent. Autrement dit l’absence de discrimination sociale… ne fait que révéler davantage que femmes et hommes sont différents.

L’autre hypothèse est que nos préférences soient fortement influencées par d’autres modèles sociaux que ceux du genre. Ce que semble suggérer une expérience en 2011 : 600 filles de 7 à 9 ans issues d’un milieu défavorisé sont réparties en 2 groupes, l’un témoin, l’autre suit un programme intitulé ‘Baloo et toi’ : ces petites filles, comme Mowgli aidé par l’ours Baloo, reçoivent l’aide d’une étudiante plus âgée pendant un an. L’étudiante servait de modèle, les encourageait à trouver de nouvelles idées et hobbies. Sans surprise, les filles de ce programme sont devenues plus compétitives et ambitieuses que les autres.

L’euculturalisme

Il faut donc un égalitarisme dans les modèles proposés aux jeunes pour favoriser un destin égalitaire. Mais a-t-on vraiment appris quelque chose sur l’influence du genre, qui servirait aux culturalistes, ou seulement mis en évidence le rôle de l’environnement social, tous genres confondus ?

Où nous mène l’idée des modèles, si l’on veut dé-genrer la société ? La culture devrait être attentive à proposer les mêmes aux filles et garçons, pour harmoniser leurs positions sociales. Le culturalisme de genre voudrait ainsi reproduire très exactement ce qu’il dénonce : la programmation culturelle des vies personnelles ! Notre diversité était déjà menacée par l’eugénisme ; la voici guettée par l’euculturalisme

La science pêchée par une philosophie

J’ai repris le sujet du genre non pas pour vous lasser, après l’article précédent, mais pointer les différences radicales entre interprétations  d’une donnée scientifique. Derrière une interprétation se cache une philosophie. Les culturalistes utilisent l’idéalisme : la science doit confirmer l’idéal recherché —les variations femmes-hommes sont purement culturelles. L’interprétation doit y veiller. Les naturalistes utilisent l’empirisme : la science doit rendre compte des observations. J’utilise ma propre méthode, l’UniPhiM, émanation du pragmatisme : la meilleure interprétation se fonde sur les conséquences de nos choix. Ici le culturalisme mène à une société potentiellement pire pour les individus que celle qu’il dénonce.

Mettre des gardes autour de l’arsenal scientifique?…

S’il se fait recruter par une phalange idéaliste, que nous désignons aujourd’hui sous le nom de ‘wokisme’, le scientifique devient dangereux. Sa science est un désintégrateur dans les mauvaises mains. Faut-il alors le ramener à ses données et le renvoyer à son monastère, où ses prières au Réel ne seront plus perturbées ? Mais le champ des pouvoirs en devient plus chaotique encore. Toutes les interprétations s’ébattent sans frein. La liberté d’expression effondre la possibilité de collectif. La société est désagrégée par l’un de ses principes sacrés.

…ou se choisir une philosophie?

Le scientifique moderne doit sortir du monastère et se choisir une philosophie, afin d’évangéliser les foules avec les données brutes du divin réel. Les anti-cléricaux préféreront le terme de ‘journalisme scientifique’. Inclure le peuple dans la scientificité. Les revues de vulgarisation se chargent de textes produits par les chercheurs eux-mêmes. Mais attention à ne pas se faire aspirer par une perspective de popularité, dire ce que le wokiste attend que vous disiez. L’idéalisme est un vampire suceur de neurones.

Le scientifique n’est pas formé à la philosophie, mais le pragmatisme, ou mieux l’UniPhiM, est un choix facile et universel. Ainsi peut-il aider à sauver l’autre principe sacré de la société, qui lui est cher : le collectivisme. À la liberté, principe individualiste par essence, s’oppose la solidarité qui construit notre cadre de vie, celui où la liberté peut s’exprimer. Conflit de principes qu’il faut faire vivre en chacun d’entre nous. Échapper à l’état d’enfant capricieux aussi bien que de conserve sur une étagère. Nous sommes plus libres de choisir notre collectif que les scientifiques. Mais gardons-le solidaire, pour ne pas l’exposer à un conflit nucléaire…

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Le paradoxe de l’égalité, Cerveau & Psycho n°155, juin 2023
Paradoxe de l’égalité des sexes, wiki
The Gender-Equality Paradox in Science, Technology, Engineering, and Mathematics Education, Gijsbert Stoet et David C. Geary, Psychological Science, 2018
Relationship of gender differences in preferences to economic development and gender equality, Armin Falf & Johannes Hermle, Science, 2018

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