Le vocabulaire philosophique est un véritable bordel sémantique ! Le mot n’est pas trop fort. Il est presque plus facile d’apprendre une langue étrangère. Regardez par exemple le mot ‘être’ ; il désigne aussi bien un phénomène qu’une représentation. Entre ‘je suis’ —expérience non partageable— et ‘il est’ —avis infiniment partagé— se situe un retournement radical sur l’existence. Et la transfiguration serait logée dans une banale succession de conjugaisons du verbe ‘être’ ? Ridicule !
La musculation philosophique est une majusculation
La correction apportée à cette imposture sémantique par la philosophie est discrète : (il faut penser à) ajouter une majuscule à Être je-suis, tandis que l’être il-est devient l’étant. Ce qui ajoute de la sauce absconse au langage philosophique, car les profanes ne perçoivent pas la différence. Ils ne prennent pas la peine de chercher activement la signification de cet “étant” familier sans… l’être.
Pourquoi cette frilosité à utiliser des termes plus franchement indépendants ? Craint-on l’accusation de dualisme, en séparant trop l’Être de l’étant ? Mais le dualisme sémantique n’a rien à voir avec celui de la chose décrite. Nous sommes même pluralistes à l’extrême, et c’est un succès, pour décrire une chose qui reste moniste par essence.
Dualiste, certes la philosophie l’est trop souvent devant les choses, en séparant l’humain des autres choses. Nous n’hésitons pas à qualifier de radical le retournement entre Être et étant pour la personne humaine; mais n’y voyons pas grande différence pour une particule élémentaire. Le monde physique est à part. Il a droit à son petit retournement : son Être s’appelle ‘réel’, son étant ‘réalité’. Le réel s’éprouve, la réalité s’observe. Très peu utilisent cette différence. Beaucoup trop dualiste de surcroît. Le réel, n’en faisons-nous pas partie ? Si c’est le cas, qui observe la réalité de l’extérieur du réel ? Voici une manière, purement dialectique, de dire que la réalité n’existe pas…
Les paradoxes de l’être
‘Être’ est tellement fondamental qu’on ne sait pas dire quelque chose sans l’utiliser. N’importe quelle chose est son substantif. Tout aspect est celui de quelque chose. Cette banalité terrifiante en relation sémantique devrait s’opposer à l’exceptionnelle originalité de l’Être particulier à chaque chose. Mais non, seule une majuscule les sépare… quand on y pense.
On satellise à ‘Être’ à peu près tous les principes fondamentaux, comme s’ils ne pouvaient tenir seuls debout : donnons leur un peu d’existence. Voici donc Être et temps, Être et divin, Être et essence, Être et évènement, Être et forme, Être et travail, Être et vérité, Être et néant… oui, même le contraire de l’être a besoin de lui, pour exister au moins comme non-être, car le néant n’existe pas du tout et un ‘vrai’ qu’on voudrait lui accoler se trouve sans objet.
Un Être accessible, au moins: le mien
Cette universalisation de l’être a un vice caché : nous voyons bien que le réel Est, mais ne pouvons accéder à cet Être. Du moins ce qui en est accessible est notre Être individuel, éprouvé en “première personne”, rien d’autre. Ceux de nos congénères sont déjà des étants et c’est une approximation grossière que de les supposer identiques à notre Être propre. ‘Je’ n’est pas ‘ils’. ‘Je’ est mon Être-monde; ‘ils’ sont des îles dans ce monde.
Si je ne peux pas accéder à l’Être du réel, je n’accède qu’à ses étants. Donc son étant général, la réalité, est en fait ma réalité. Nous voici retombés sur un constat philosophique des plus basiques. Reste à savoir comment je me suis séparé de l’Être du réel, puisque je suis censé en faire partie. Là-dessus, philosophie et science sont encore muettes.
L’âme, mauvaise réalité mais bon concept
La terminologie religieuse, avec son ‘âme’ nettement séparée de son ‘apparence’ terrestre, avait un pouvoir explicatif nettement supérieur. Plutôt que se débarrasser de l’âme, comme l’ont fait les premiers philosophes anti-cléricaux, il fallait la garder comme Être à concrétiser plutôt que jumeau mystique. Le retour de l’indépendance accordée à l’Être et l’étant, tardif et insuffisant, a fait le jeu d’un scientisme simplifié. La science ne s’occupe que des étants. L’Être y est notion sans intérêt. « L’oubli de l’Être » caractérise, selon Heidegger, la domination actuelle de la technique sur la pensée.
Pour avancer il faut recourir à un vocabulaire supplémentaire, qui pâtit également de la mauvaise différentiation entre Être et étant. Ces deux directions opposées sur les choses ne sont pas clarifiées dans les outils de la pensée philosophique. Elles sont utilisées presque toujours en parallèle, comme des façons alternatives de voir quelque chose, alors qu’elles doivent impérativement faire coïncider la chose. Car la chose est par essence unique, en tant que fusion de l’Être et ses étants.
Des outils à ranger correctement
Quels sont ces outils ? Ce sont la physique, la métaphysique, l’ontologie, l’épistémologie, la téléologie, auxquels il serait juste d’ajouter la méréologie et la méta-métaphysique.
Physique, métaphysique, les étages
La physique est l’étude de la nature, la métaphysique du surnaturel. La philosophie, qui est l’étude, les inclue. Cette présentation simpliste a quelques avantages : le “sur”naturel indique des étages au réel. Et comme nous émergeons à la fois sur le naturel par le corps et le surnaturel par l’esprit, nous semblons installés sur plusieurs étages du réel. Le grand confort ! Certains d’entre nous bénéficient en outre d’un puissant projecteur installé au sommet : la philosophie. Nantis de ce pinceau lumineux remarquable, nous pouvons examiner les étages inférieurs, naturels aussi bien que surnaturels.
Remarquez que j’inclue la physique (et les autres sciences) dans cette philosophie. Il serait dommage de les séparer, avec le risque de voir des images définitivement incompatibles. Mieux vaut ajouter toutes les longueurs d’onde à sa lumière philosophique, dont celles de la science.
Ontologie / ascendance
L’ontologie étudie les propriétés générales de l’Être : existence, temps, causalité. Sauf que nous n’avons pas accès à l’Être des choses. Nous sommes forcés de lui prêter nos principes d’existence, temps, causalité, en sifflotant d’un air détendu, parfaitement inconscients de la substitution. N’est-ce pas déjà fort généreux pour la chose ? Les résultats de l’enquête ontologique, dits ontiques, sont donc faussement propriété de l’Être.
Typiquement la science est la meilleure approche ontologique : elle étudie l’Être d’une chose par sa constitution. Mais elle le fait par un modèle fondamental qui est un hameçon plongé dans les profondeurs de l’Être de la chose. Si le modèle correspond, la constitution de la chose aboutit bien à l’Être en question. C’est une explication, pas une essentialisation : on ne sait pas ce que la chose est en soi, on a seulement des indices. La chose est toujours décrite en référence à un modèle standard qui n’est pas elle.
Retenons que la direction de l’enquête, de la constitution vers l’Être de la chose, est nécessaire et capitale. Mais la méthode employée n’est pas propriétaire de la chose. Elle est pseudo-ontologique. Dans Surimposium, je clarifie la différence en parlant de direction ascendante, des parties de la chose vers son tout. La direction ascendante est donner voix à la chose à propos de son Être, mais nous lui prêtons notre langage.
Téléologie / descendance
La téléologie est la direction inverse. L’esprit projette ses intentions vers la chose. Il admet parfaitement, cette fois, la propriété de ce regard. ‘Je’ vois la chose ainsi, et même, si elle n’est pas ainsi, ‘je’ vais la transformer pour qu’elle soit ainsi. Bien sûr pour que la chose accepte la transformation je dois en avoir une connaissance ontologique. C’est pourquoi les deux regards, ontologique et téléologique, doivent coïncider au moins partiellement.
Je parle de direction descendante pour la téléologie. Il ne s’agit pas, cette fois, de pseudo-téléologie. L’esprit est véritablement propriétaire de ce regard. Néanmoins le terme ‘descendant’ rend mieux compte que les intentions sont étagées dans l’esprit, qu’elles peuvent descendre de niveaux conceptuels plus ou moins complexes, certains inaccessibles à la conscience. Lorsque vous écrasez un moustique sur votre bras par réflexe, c’est moins téléologique que chercher une bombe de répulsif et vous en asperger.
Épistémologue, le reporter philosophique
L’épistémologie étudie les moyens de connaître. Elle donne une forme aux formes de la connaissance. Étage conceptuel supplémentaire pour nos intentions. Installation d’un observateur —ou d’un censeur, comme l’on veut— plus élevé. De cette hauteur part une nouvelle profondeur téléologique. La direction est toujours descendante.
Méréologie, l’outil structurel
La méréologie est l’outil permettant de comprendre la hiérarchie du réel. Celle-ci s’impliquant certainement dans nos moyens épistémologiques, je dirais volontiers que la méréologie est un étage d’observation encore supérieur à l’épistémologie. D’ailleurs son acquisition est plus récente historiquement.
La méréologie prétend également expliquer l’Être du réel en profondeur, et le raccorder à notre Être spirituel. Son pouvoir de synthèse est remarquable. Surimposium est une théorie méréologique. Elle attribue au réel une dimension fondamentale qui n’a jamais été formalisée ni par la physique ni par la philosophie : la dimension complexe.
Méta-métaphysique, le champ des possibles… codifié
La méta-métaphysique est plus généralement l’espace de toutes les organisations possibles de nos moyens de connaître. La méréologie est l’une de ces organisations, pas forcément celle utilisée par tous, même si elle s’ajuste remarquablement à l’Être du réel. Ma relation au réel et mon auto-observation sont-elles justes ? Ou bourrées d’erreurs ?… Je peux continuer à vivre quand même. Toutes les folies peuvent se loger dans la méta-métaphysique. Parce que nous pouvons concevoir des niveaux de réalité virtuels qui nous dépassent. ‘Virtuel’ ici ne veut pas dire ‘extérieur au réel’. Ces niveaux sont réels en tant que schémas d’information créés par les neurones. Ils n’ont simplement pas de correspondance ailleurs dans le réel, ou peut-être seulement dans d’autres réseaux neuraux qui ont codifié la même ‘folie’.
Nous sommes tous habités par ces folies personnelles. Toute intention nouvelle, jamais encore réalisée, est l’une de ces folies. Beaucoup se concrétisent, pour notre plus grand bonheur. La plupart sont des pensées métaphysiques. Les folies méta-métaphysiques, qui espèrent voir de nouveaux modes d’organisation de la pensée fonctionner, sont plus difficilement couronnées de succès. Mais qui sait ? Peut-être nous feront-elles grimper d’un méta-niveau encore ?
Aïe, oui : cette grimpette reste d’ordre méréologique. Comment pourrions-nous échapper à la complexité ?
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