Morale (5): Tramwayologie

Un pied dans le dilemme

Dans le dilemme du wagon fou, je prends explicitement à contre-pied la morale utilitariste qui prévaut dans la majorité des réponses. Je mets en scène la compagne de l’homme sacrifié pour en sauver 5 autres. Celui qui l’a tué doit expliquer son geste devant elle. L’homme n’était pas destiné à mourir ce jour-là. Personne ne lui a demandé son avis. Le décideur s’est pris pour Dieu, ou au moins pour l’exécutant d’un idéal inattaquable. L’utilitarisme ordinaire peut cacher un certain fanatisme.

Ces failles de l’utilitarisme apparaissent spontanément dans la version du dilemme impliquant l’homme obèse qu’il faut pousser du point sur la voie pour sauver les 5 autres. Les réponses s’inversent. la majorité des répondeurs refusent cette fois d’agresser l’obèse, alors qu’ils sacrifiaient l’homme isolé dans la version précédente. Faut-il en conclure que notre esprit est fondamentalement irrationnel ?

L’humain irrationnel par nature?

C’est le discours que nous tiennent les utilitaristes, un peu dépités. Leur idéal est juste ! Nous devrions nous précipiter pour sacrifier l’obèse. Si nous hésitons, c’est que notre esprit comporte des biais, empêchant de prendre la “bonne” décision. Oui mais leurs auditeurs, changeant leur réponse après s’être faits convaincre, continuent d’avoir l’intuition de mal faire. Alors notre identité, faut-il la réduire à cette frange idéaliste qui veut réduire le monde à une morale abstraite ? Ou doit-elle inclure tout ce que nous sommes ?

Sortons un instant de l’expérience de pensée et plaçons-nous en situation réelle, contraint de pousser concrètement un obèse d’un pont pour le faire s’écraser sur la voie. Assister au massacre. Si j’ignore mon intuition qu’il y a un problème, j’en ferai longtemps des cauchemars. Et ce n’est pas la satisfaction d’avoir sauvé les 5 autres qui les effacerait. L’image des 5 survivants, jamais rencontrés auparavant, s’estompera plus vite que celle de l’obèse violemment percuté.

Would you kill the Fat Man?

Un excellent livre développant le dilemme est ‘Would You Kill the Fat Man?’ de David Edmonds. L’auteur raconte l’origine de cette expérience de pensée, ses innombrables variantes, les connexions avec d’autres débats sur la morale et les neurosciences. Sujet si riche qu’il est devenu une discipline philosophique à part entière : la tramwayologie (trolleyology en anglais), la version la plus connue outre-atlantique mettant en scène un tramway fou plutôt qu’un wagon.

Edmonds démonte les discours trop assurés sur les choix et interprétations possibles, au point que tous deviennent ambivalents. Au final il refuse de pousser l’obèse, mais en fait un choix personnel et non une démonstration philosophique. Existe-t-il une ligne de conduite aussi solide que celle des utilitaristes, mais un peu moins simpliste ?

Les calculs simples de l’utilitarisme

Les suiveurs de Jeremy Bentham, créateur de l’utilitarisme, partent en effet d’un postulat très basique : toute la richesse d’un individu, ses nuances, son histoire, ses bontés et ses vilénies, tout cela égale 1. Tout individu égale 1, peu importe son âge, qu’il soit de votre famille, ami cher ou ennemi détesté. Chacun connaît la grossièreté de ce postulat au quotidien. Et pourtant c’est bien l’une des bases essentielles de notre conscience sociale. Les utilitaristes se fondent sur un postulat collectif et abstrait, tandis que les individus à l’oeuvre tiennent aussi compte de critères personnels et concrets. L’utilitarisme n’a rien d’un pragmatisme en fait.

Edmonds reprend ce postulat pour supposer que la réponse utilitariste initiale au dilemme est juste. Il faut manoeuvrer l’aiguillage. D’ailleurs une majorité l’adopte. Première erreur qui l’empêchera de trouver un modèle unifiant les différentes versions du dilemme. C’est le dépouillement du problème dans la version initiale qui fait le bref succès de l’utilitarisme. Il est facile de l’affaiblir avec des contextes plus réalistes, même sans utiliser l’obèse.

Entre un et mille

Supposons que dans la version Aiguillage, les hommes à sauver soient 2 et non plus 5. Est-ce encore justifié moralement de manoeuvrer l’aiguillage ? Et si le couple à sauver est un homme et son chien, l’animal est-il une caution suffisante pour aller tuer l’autre ? S’il y a une seule personne sur chaque voie, que dit l’utilitarisme ? Puisque les importances sont toutes à 1, devrait-on tirer à pile ou face ? J’imagine Bentham en train de montrer à la compagne du décédé la pièce qui a décidé son geste…

D’un autre côté si les gens à sauver sont cent, mille… pas grand monde n’hésiterait à sacrifier une personne, même dans la version Obèse. La morale est-elle une question de chiffres finalement ? Mais pourquoi est-il plus difficile de pousser l’obèse que manoeuvrer l’aiguillage, pour le même résultat ?

Zapper l’intérêt individuel?

L’utilitariste se place dans une perspective purement collective. Ce faisant il occulte le véritable moteur du problème, et de la morale : le conflit entre individu et collectif, que j’ai appelé T<>D (soliTaire versus soliDaire). Ce conflit est omniprésent et concerne les multiples dimensions de nos comportements. Il existe ainsi une grande variété de notes à appliquer à tout choix moral, à différents niveaux qualitatifs.

Toute la difficulté est de synthétiser ensemble ces qualités étrangères. La majeure partie du traitement est faite inconsciemment. La conscience se voit proposer des solutions déjà analysées profondément, multi-critères. Son effort consiste à exercer un choix entre ces solutions sophistiquées. Faut-il renoncer à toute peine en se contentant de compter les individus sur les 2 voies, comme le recommandent les utilitaristes ?

La Doctrine du Double Effet

Edmonds explique le contraste entre les choix des versions Aiguillage et Obèse par la Doctrine du Double Effet (DDE), tirée d’Aquinas : « Un meurtre intentionnel ne peut jamais être justifié. Mais si la personne est menacée, et que la seule option est de tuer l’assaillant, alors le meurtre est moralement admissible, parce que l’intention est de se protéger et non de tuer l’autre ».

Philippa Foot a inventé le dilemme du wagon fou pour expliquer la DDE. Dans le ‘meurtre moral’, il existe non pas un effet mais deux : l’effet attendu et l’effet prévisible mais non désiré. L’objectif de Foot était de rejeter l’utilisation de la DDE contre l’avortement, à l’époque où il était encore pénalisé. Par cette doctrine l’Église désignait les rares avortements acceptables : tuer le foetus pour sauver la mère. C’est donner la mort sans intention de le faire, l’effet attendu étant de protéger la mère. La doctrine est utilisée dans beaucoup d’autres circonstances : dommages collatéraux d’une opération militaire, administration d’antalgiques létaux à un mourant.

Les dilemmes de Philippa Foot

La première version du dilemme inventée par Foot n’est pas la plus connue. Le tramway a un conducteur et c’est lui, sans possibilité de freiner, qui a le choix de changer de voie pour éviter 5 personnes, mais il va en tuer 1 s’il le fait. Changer de voie semble raisonnable. Le conducteur est directement impliqué dans au moins un décès. Il peut diminuer l’hécatombe qu’il va causer. La DDE s’applique. Tuer la personne isolée n’est pas sa 1ère intention.

Le 2ème exemple de Foot est aussi facile à trancher : un médecin peut sauver 1 patient qui nécessite une dose massive d’un médicament, ou 5 autres avec seulement 1/5 de la dose pour chacun. Il choisit sans hésiter la seconde option. Tout le monde approuve… et critique l’administration qui n’a pas financé 2 doses 😉

Dr Abuse

Le 3ème exemple chamboule tout. Dans un service de transplantation, 5 personnes sont en attente urgente d’un organe, sinon elles vont mourir. 2 ont besoin d’un rein, 2 d’un poumon, la dernière d’un coeur. Il se trouve qu’un autre homme en bonne santé  est parfaitement compatible avec les 5 malades. Le médecin doit-il le sacrifier pour sauver les 5 autres ? L’horreur nous saisit. Inconcevable ! Qui voudrait mettre le pied dans un hôpital si une telle chose se produisait ?

Le résultat final est pourtant identique pour un utilitariste : 1 sacrifié pour 5 sauvés. Mais l’intention de meurtre est cette fois un préalable obligatoire et non un effet indésirable éventuel. Dans l’Aiguillage, la victime isolée n’est pas nécessaire. Le décideur est ravi si elle parvient à s’éloigner de la voie. Tout le monde est sauvé ! Dans la Transplantation c’est impossible. Le type en bonne santé doit mourir.

L’Isolé peut mourir, l’Obèse doit mourir

C’est pourquoi la DDE est proposée comme explication pour l’Obèse. Lui aussi ne peut sauver les 5 autres qu’en décédant. La situation n’est semblable à l’Aiguillage qu’en apparence. Pour l’Obèse l’intention de meurtre est préalable. Le pousser n’est pas moral.

Mais une autre version, la Boucle, déconsidère cette explication. La voie de traverse est toujours occupée par une personne, qui est l’obèse. Lui seul en effet peut arrêter le wagon fou et c’est impératif, parce que cette voie revient en boucle sur la voie principale, où sont les 5 autres. Si vous avez manoeuvré l’aiguillage dans la 1ère version, vous tendrez à le faire aussi dans la Boucle, pour le même résultat. Pourtant ici la DDE dit cette fois que le meurtre n’est plus moral. Vous savez que l’Obèse doit mourir pour sauver les 5 autres. Sa mort n’est plus un effet secondaire.

Devoirs et droits

Philippa Foot, pour cette raison, ne recourt pas à la DDE pour expliquer la discordance de nos choix. Elle préfère indiquer que nous avons des devoirs positifs et négatifs auprès des autres. Les négatifs sont de pas interférer avec leur vie ! Les positifs de les aider dans la mesure du possible. Dans la Transplantation, le devoir positif du médecin envers les 5 malades s’efface devant le devoir négatif qui est de ne pas attenter à la vie du donneur potentiel.

Judith Thomson s’est passionnée pour le dilemme de Foot et en a tiré la présentation la plus connue. Elle évite aussi le recours à la DDE et parle des droits fondamentaux de chacun. Tout serait différent si l’Obèse décidait seul de se jeter du pont. Le faire à sa place est une atteinte inacceptable à ses droits.

Mais dans l’Aiguillage aussi les droits de l’individu isolé sont bafoués, comme je l’explique en introduction. Ce n’est donc pas une explication satisfaisante aux réponses contrastées pour l’Aiguillage et l’Obèse. La vraie raison est que le dilemme est fondamentalement insolvable. L’intérêt de l’individu isolé est en opposition irréductible avec l’intérêt collectif. Judith Thomson choisit le droit individuel, Jeremy Bentham le droit collectif. Cela n’a rien d’une solution, comme le perçoit tout profane.

Modéliser l’individu vs le collectif

Le principe T<>D, au coeur de ce blog, montre son nez. Conflit entre mon individualisme (le T de soliTaire) et mon collectivisme (le D de soliDaire). Le T n’intéresse que moi-même tandis que nous partageons nos D. Il peut m’arriver de défendre le T d’un autre, mais je le fais seulement parce qu’en défendant son droit individuel j’espère qu’il fera de même avec le mien. Ce n’est pas du collectivisme mais du groupisme. Le vrai collectivisme est la fusion des D, c’est-à-dire soutenir la politique reconnue profitable par le plus grand nombre. Plus de détails dans Groupisme versus collectivisme. Mais voyons surtout comment ce principe va résoudre les contradictions entre nos réponses au fameux dilemme.

La caractéristique essentielle du principe est qu’il s’agit d’un conflit insolvable. Il n’est pas possible de satisfaire entièrement le T (l’aspiration individualiste) sinon la vie en société deviendrait un chaos. Impossible également de satisfaire entièrement le D (l’aspiration collectiviste), notre personnalité serait étouffée au sein d’une ruche humaine. Notre esprit cherche en permanence un équilibre à ce conflit.

La folie des extrêmes

Pour comprendre cette nécessité, illustrons les effets d’une déviation trop sévère :

Pour un déséquilibre ultime vers le T, , citons David Hume : « Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une coupure à mon doigt ». Cette sentence ne dit pas que l’humain est déraisonnable par nature, elle renvoie la racine du processus mental au principe T<>D, plus élémentaire que la raison.

Exemple de déséquilibre ultime vers le D : Supposons que dans l’Aiguillage la personne à sacrifier soit l’adorable petite fille de celui qui manoeuvre l’aiguillage. S’il le fait pour sauver les 5 autres, il n’est pas seulement Jeremy Bentham en personne ; il est aussi un mental totalement positionné sur le D.

Retournons à l’Aiguillage

Appliquons notre principe conflictuel à l’Aiguillage. Il est plus facile de commencer par la situation où chaque voie est occupée par une seule personne. Nous ne manoeuvrons pas l’aiguillage. Pourquoi faire mourir une personne non impliquée à la place de celle initialement impliquée ? Le T nous en empêche. Thomson l’appelle ‘droit individuel’. Nous souhaitons faire respecter le T de la personne non impliquée en espérant que n’importe qui ferait de même dans notre cas. Ce n’est pas la DDE ou n’importe quel autre jugement collectiviste qui se présente à notre esprit. Nous ne voulons pas faire subir à cette personne ce que nous refuserions pour nous. Personne n’a l’esprit de sacrifice au point de donner sa vie pour celle d’un parfait inconnu. Imaginez que l’autre soit condamné par un cancer à mourir dans un mois. Le sacrifice serait particulièrement stupide.

Augmentons progressivement le nombre de personnes sauvées contre l’unique sacrifiée. À 2 pour 1, l’utilitariste dit déjà « Banco ! Manoeuvrez l’aiguillage ! ». Je ne suis pas aussi enthousiaste, comme vous sans doute. Pourquoi ? L’utilitariste parle avec la voix exclusive du D. Deux personnes sont maintenant associées dans le D, ce qui augmente sa puissance. Mais le T résiste. Peut-être, dans un élan de sainteté, serais-je d’accord pour manoeuvrer l’aiguillage si c’est moi qui suit l’unique sacrifié. Mais ce n’est pas moi. Je ne peux me prononcer à la place de l’autre, qui n’a sans doute jamais entendu parler de Bentham. En refusant de manoeuvrer l’aiguillage, je fais respecter son T, c’est-à-dire son droit à accepter ou non d’être sacrifié. Or il n’a pas été consulté. Le T interdit de manoeuvrer.

Pour le T, aucun individu n’est 1/5 de 5 individus. Seul le D considère que c’est le cas

Le T de cet unique soliTaire va néanmoins finir par perdre devant la montée en puissance du D, à mesure que le nombre de personnes sauvées augmente. Dans l’Aiguillage de Thomson, 80% des anglophones, influencés par l’utilitarisme de Bentham, ont déjà déclaré le T moins fort que le D de la quinte soliDaire. En termes de droit chez Thomson, celui de l’individu isolé est devenu moins distinct face à ceux renforcés du collectif des 5.

Le T<>D décrit ce que nous éprouvons

Le grand intérêt du T<>D est de correspondre à notre expérience. Nous percevons pour chaque version du dilemme qu’il s’agit d’un choix plus ou moins conflictuel. La satisfaction tirée de notre réponse est corrélée à ce conflit, jamais complète. Le curseur se déplace entre le T et le D. Quand il indique franchement l’un ou l’autre, nous répondons avec assurance. S’il est au milieu, l’indécision nous paralyse.

Une version de l’Obèse avec des singes ne s’explique que par le T<>D. Quand les humains sont impliqués, 90% des interrogés refusent de pousser l’obèse. S’il s’agit de singes, l’hésitation disparaît, constatent les chercheurs. Plus personne n’a de difficulté à sacrifier un singe obèse pour sauver les 5 autres. Nous redevenons utilitaristes. Plus de devoirs ou de droits. Pourquoi ces notions s’appliquent-elles exclusivement à nous et pas aux singes ? Théorie plus large, le T<>D explique parfaitement le basculement d’opinion :

Le singe n’est pas ma tasse de T

Le T est l’intérêt individuel. Il me dit « Je ne suis pas égal aux autres ». Par extension il me dit la même chose à propos d’un autre humain isolé : « Il n’est pas égal aux autres ». Mais les singes n’éveillent pas mon T. Les singes ne me ressemblent pas. Ils se ressemblent entre eux. Mon D a le champ libre. Il suffit de compter les singes et tâcher d’en perdre le moins possible.

Une personne ayant appris à connaître ces animaux et les différencier ne raisonnerait pas ainsi. Les chances sont plus faibles qu’elle pousse le singe obèse. Mais il n’y en avait probablement aucune parmi les gens interrogés. Les résultats auraient pu être différents avec des chiens, qui sont des animaux domestiques, substituts d’amis ou d’enfants. Ceux qui en sont entourés auraient sans doute été moins nombreux à pousser un chien obèse…

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