Vivre à trois

Trois amies, une asymétrie

Ariane Nicolas raconte dans Philomag une relation entre trois amies qui fonctionne d’une manière particulière : Linh se sent à l’aise avec Ariane comme avec Clara isolément, tandis que Ariane et Clara n’ont d’échange fluide que si Linh est présente. Pourtant c’est Ariane et Clara qui se ressemblent le plus. Ariane se remémore une pièce de Sartre, Huis Clos, qui fait le procès de “l’infernale” relation à trois. Les protagonistes se regroupent à tour de rôle par deux pour vilipender le troisième. Celui-ci est accusé de priver les deux autres de liberté : « Je suis là qui vous regarde », confirme-t-il.

Sauf que dans le cas d’Ariane et ses amies, c’est le contraire. La troisième n’est pas le maton des deux autres, mais la facilitante. Comment peut-on confondre bourreau et libérateur, voilà une première surprise. Peut-on dire avec Ariane que la troisième vient percuter la relation à deux ? Non, car sans elle cette relation n’existerait pas.

Du haut du Tout

Comprendre nécessite de se hisser au niveau du Tout formé par chaque ensemble. Certains Tout(s) fonctionnent (2 des 3 duos possibles), pas le 3ème duo. Dernier Tout possible: le trio réussit très bien et donne l’impression de rendre équivalents les 3 duo(s), même le boiteux. Mais non. Le trio se contente de créer un contexte où ce duo fragile peut exister. Il n’est pas stable par lui-même.

La cohérence de tout cela n’apparaît qu’à l’étage du Tout. Comme deux particules quantiques intriquées : l’état du Tout formé donne ceux des particules et non l’inverse. La causalité se situe dans le Tout. C’est également la notion de “troisième larron” que j’utilise pour comprendre la solidité d’un compagnonnage. Ce troisième est le couple, Tout surimposé aux deux compagnons. Dans le cas des trois amies, Linh n’a pas besoin de participer activement à l’échange. Elle symbolise ce Tout placé au-dessus du couple Ariane-Clara et dérivé du trio. Elle apporte une stabilité par sa simple présence.

Le trio de Sartre est une possession, pas un partage

N’est-il pas surprenant qu’Ariane cherche chez Sartre l’explication de sa relation étrange, plutôt que chez un psychologue ? Elle remarque que Sartre s’était fâché avec la relation à trois après l’échec de sa tentative avec Beauvoir… et une multitude de conquêtes-objets de passage. Olga Wanda Nathalie Dolorès Sally Evelyn… longue est la liste des femmes traitées comme des meubles, installées et congédiées par les deux célèbres philosophes, qui n’ont eu rapidement entre eux qu’une relation platonique.

C’est la pire illustration possible d’un ménage. La fascination physique n’a rien à voir avec la fascination intellectuelle. Extrémités opposées du Stratium, base instinctive et sommet abstracteur. L’exemple Sartre-Beauvoir est celui d’une possession des autres parce qu’il leur était impossible de se posséder l’un l’autre. Âge archaïque du couple, stable seulement dans la relation dominant/dominé, la femme en position de sujétion, au moins pour la galerie dans une culture qui l’exigeait.

En philosophie, la tentation de la religion

La génération d’Ariane, elle, est censée vivre le couple équilibré, aux pouvoirs partagés. Ironiquement, si la jeune Ariane avait rencontré Sartre et s’était faite séduire, elle le brocarderait sans doute aujourd’hui comme une Springora l’a fait pour un Matzneff. Pourquoi prend-elle comme référence un pareil individu ?

Les grands philosophes sont des monuments pour nos chroniqueurs contemporains. Mais ils ne possédaient ni physique, ni neuroscience, ni psychologie autres que sommaires. Pourquoi continuer à citer leur docte fronton quand leur univers manquait de ces rouages essentiels de la compréhension ?

La philosophie, après avoir créé la science, ne tend-elle pas à redevenir une religion ? Car elle se sent dévorée par son enfant, assiégée par les certitudes des scientistes. Le philosophe se réfugie dans son panthéon animiste. Une autre issue existe : devenir nexialiste, polydisciplinaire du savoir, saisir l’outil adapté au micromécanisme. Éviter de prendre ce vieux libidineux de Sartre pour disséquer la relation d’un trio de femmes d’aujourd’hui.

Analogie cosmique

Le couple équilibré, existe-t-il vraiment ? Pas si évident, quand on voit le nombre de ceux qui chutent. L’ancien mode, de travers avec son pouvoir asymétrique, se montrait plus stable. Planète principale avec sa lune en orbite. Deux soleils de même taille trouvent plus difficilement une entente, surtout quand leurs masses varient dans chaque contexte traversé.

Beaucoup de couples contemporains fonctionnent en ayant gardé la trace des anciennes asymétries : père-fille, mère-garçon, argenté-désargenté, possédant-potiche. La relation adulte-adulte est considérée comme l’idéal à atteindre, mais elle est naturellement instable. Pas de dépendance, pas de centre fixe, elle est susceptible de basculer à tout moment vers une asymétrie plus stable avec une autre compagne/compagnon. Mais alors un trio d’adultes ne serait-il pas plus équilibré qu’un duo ?

Quelle unité sociale de base?

C’est bien ce qu’expérimente Ariane avec ses copines. Certes elles n’ont pas de relation sexuelle susceptible d’agiter dangereusement le triangle. Mais peut-être le sexe pourrait-il s’intégrer s’il n’était pas possessif ? Cele nous amène à la question de la meilleure formule pour le regroupement de base entre individus. Le couple est-il toujours le plus adapté à la société d’aujourd’hui, si les relations abandonnent l’asymétrie de pouvoir et deviennent véritablement adulte-adulte ?

Combien de compagnons s’adorent mais trouvent le couple étouffant ? Présence permanente de l’autre, de ses habitudes, de ses attentes. Attentes pudiquement dissimulées, chez certains, parce qu’ils savent l’autre incapable d’y répondre. Qu’elles menacent de détruire un équilibre fragile. Le couple est un corset qui se resserre, et nous commençons à seriner, pour soi et les autres, les bonnes raisons de le perpétuer.

Intérêt de l’asymétrie dans notre analogie

Astronomiquement les étoiles binaires et multiples représentent les 2/3 des systèmes stellaires. Les binaires sont asymétriques ; souvent l’un des astres a été éjecté du sein de l’autre. Les binaires à masse équivalente sont exceptionnelles. Les multiples sont toujours asymétriques et fonctionnent bien. L’asymétrie produit des formations plus durables que la symétrie dans un environnement changeant. Elle trouve une stabilité plus complexe, plus résistante au bouleversement.

Est-ce pur égarement que chercher la molécule idéale pour la société dans la chimie des astres ? L’humain diffère d’une étoile… par une instabilité nettement supérieure. Une incitation à chercher des associations plus complexes encore ?

Le couple n’est pas un système fermé

C’est ce qui survient spontanément en société. Le système famille et amis participe à la relation du couple. Plus ou moins proches, équilibrants ou perturbateurs, ils consolident en général les couples déjà soudés, révèlent les failles des autres. Sur le long terme, ils jouent un rôle majeur dans le compagnonnage définitif trouvé par chacun d’entre nous.

Le couple n’est jamais un système fermé. C’est un noyau, dont la robustesse affermit les cercles sociaux autour de lui. Noyau lui-même propulsé par le moteur du plaisir, d’une relation sexuelle épanouie. C’est l’ontologie favorable du couple, qui en fait un atome social résistant. Ses oscillations sont réduites au sein de la molécule, avec toutes ces autres particules associées autour de lui.

D’autres compagnonnages sont clairement radioactifs. Destinés à exploser tôt ou tard. L’environnement des particules résiduelles recréera l’atome suivant. Va et vient dans la complexité. Les trio sont plus stables que les duo, tandis que les trop grands multiples redeviennent chaotiques.

Évolution entropique de l’empathie

Peut-on changer d’unité fonctionnelle sociale de base avec chaque époque ? Difficile, puisqu’elle en est le ciment préalable. Mais le couple, unité la plus simple, est-il la structure adaptée à la complexité du monde d’aujourd’hui ? N’est-ce pas en raison d’une forte poussée d’individualisme que nos contemporains continuent à le privilégier ? Gestion facile entre deux adultes qui associent leurs ressources plutôt que leurs manières de voir le monde.

Cette relation contractuelle n’est plus le couple fusionnel, dont la chaleur rayonnait dans les cercles familiaux et professionnels. Ces chaudières sont en voie de disparition. Peut-on y voir, alors, la cause d’un affaiblissement de l’empathie, de l’essor de l’individu-roi, du refroidissement généralisé de la société ? Mort entropique de la solidarité collective ?

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Tête-à-Tête – Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, de Hazel Rowley
Les ménages à trois d’un duo inspiré
Gabriel Matzneff et Vanessa Springora

Synthèse SEXE et GENRE

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