Abstract: La difficulté du problème corps-esprit ne vient pas du cerveau lui-même, qui est conscient sous nos yeux, mais de l’incompatibilité apparente entre les deux manières de le regarder, la physicaliste/ontologique et la spiritualiste/phénoménologique. Après avoir précisé la notion de niveau d’explication, niveau qui varie selon les auteurs, je soutiens que toute tentative de rendre les deux regards similaires est stérile, qu’il faut au contraire préserver leurs spécificités et les faire coïncider.
Sommaire
Quel niveau d’explication pour le problème corps-esprit?
Je poursuis l’analyse de How to solve the mind-body problem, de Nicholas Humphrey, entamée avec un résumé et les critiques d’un aréopage de philosophes de l’esprit.
Pour franchir le fossé cerveau-mental selon Humphrey, les deux bords « doivent […] appartenir à la même classe générique » Cette condition semble suffisante à Humphrey pour que la corrélation devienne explication. Il fait le constat qu’un nouveau phénomène est apparu dans la relation, alors que ses contradicteurs demandent encore une explication : Pourquoi ce phénomène et pas rien ? Apparaît ici la notion de niveau d’explication, nulle part abordée dans l’article et ses critiques. Humphrey juge licite de se contenter d’une explication telle qu’acceptée par le reste de la science matérialiste, qui se résume ainsi :
L’explication physicaliste
Lorsque deux niveaux de réalité sont fermement reliés par un modèle mathématique c’est qu’ils appartiennent à la même classe générique, qu’ils sont deux aspects d’une même chose. Il faut donc accepter le phénomène spécifique à l’un des niveaux comme ‘naturel’ et non pas ‘mystérieux’. Le phénomène est propre à notre manière de regarder et non à la chose en soi.
Cette attitude vis à vis de l’explication est empreinte d’une certaine humilité. Elle suppose que nous ne connaissons pas tout du monde, qu’il est peut-être impossible de tout connaître, et que nous devons laisser au réel la propriété de ses explications, sans le contraindre avec nos manières de voir.
Cette idée est bien sûr un peu illusoire puisque la manière de “laisser le réel propriétaire de ses explications” nous appartient quand même. Mais l’intention est bonne. Elle tend au moins vers son but, et le réel nous en remercie en se pliant plus volontiers à nos désirs, constate le matérialiste scientifique.
L’explication spiritualiste
En face le spiritualiste est plus sincère en reconnaissant sa subjectivité : il est origine de toutes les manières de voir. Il est aussi plus exigeant : Comme je suis subjectif dans tous les cas de figure, comment allez-vous me convaincre que quelque chose est objectif ? demande-t-il au matérialiste. Ainsi il peut à juste titre n’être jamais convaincu que sa subjectivité a une origine objective, puisque l’objectivité authentique est inaccessible.
Néanmoins cette réserve peut confiner au solipsisme et devenir stérile. Jusqu’au-boutiste elle devient une négation de l’existence du réel, de quoi que ce soit qui puisse influencer sa subjectivité et la porter vers l’objectivité. La position raisonnable, pour le spiritualiste comme pour le matérialiste, est penser que sa subjectivité puisse tendre vers l’objectivité sans jamais l’atteindre complètement, comme une courbe asymptotique. Un rapprochement devient possible. La subjectivité du spiritualiste peut se laisser convaincre par la pseudo-objectivité du matérialiste parce qu’elle ne rencontre plus d’observation contraire au fil des expériences quotidiennes. Le pragmatisme ne prend pas parti. Dans ces expériences, cependant, doit s’inclure l’expérience de sa propre conscience et c’est cela que pour l’instant le matérialisme n’a pas réussi à reproduire. Le fossé existe vraiment.
Niveaux d’humilité dans les niveaux d’explication?
Présenter l’attitude explicative du matérialiste comme « empreinte d’une certaine humilité » peut sembler laxiste pour une science de plus en plus conquérante. Différencions nettement la science des interprétations de ses auteurs. Scientifiques et philosophes se rejoignent dans l’humanité —et donc la faillibilité— de leurs interprétations. Ma présentation semble-telle dire aussi que les spiritualistes manquent d’humilité ? La tendance théiste assimile en effet l’esprit à un Créateur intérimaire, émanation d’un Grand Tout Ultimement Intentionnel. L’esprit est propriétaire de l’explication, non le réel. Il faut la récupérer et non la lui abandonner, ce qui serait une démission. Pas question de se contenter d’une explication purement matérialiste, d’une simple ‘analogie de classe conceptuelle’.
L’opposition entre spiritualiste et matérialiste apparaît ainsi comme une rivalité de direction pour le pouvoir. La puissance appartient-elle à l’oeil de l’esprit ou l’oeil de la matière ? La causalité ultime se trouve-t-elle dans le Tout Intentionnel ou dans les lois physiques fondamentales ? À vrai dire c’est en se mettant d’accord sur l’absence d’intentionnalité dans les lois physiques que spiritualistes et matérialistes arrivent à s’opposer aussi ardemment.
Est-ce bien justifié ? Il semble que les lois physiques soient seulement des intentions moins humaines que les autres dans notre esprit, mais notre esprit parvient néanmoins à les héberger. En fait il n’y a rien d’autre que des intentions causales dans notre univers explicatif. S’il est d’une richesse très humaine, rien ne permet d’en conclure que les intentions n’existent pas en dehors de lui. Une loi physique est a priori une ‘intention non humaine’ derrière la représentation que nous en faisons. Le manque d’humilité du spiritualiste est alors seulement le refus d’attribuer des intentions à quelque chose d’autre que son propre esprit, le désir de protéger son statut de Créateur intérimaire, seul représentant autorisé du Grand Tout.
Laissons notre pensée se diversifier
Méfions-nous d’une déification des lois physiques comme de notre propre esprit. Nous nous éloignons du simple constat catégorique que notre expérience consciente personnelle n’est pas réductible à des modèles mathématiques. Si nous observons deux causalités, deux origines, celle de l’intention et celle de la matière, ne les réduisons pas l’une à l’autre. Conservons au contraire leur opposition constructive, car peut-être cette opposition est-elle le moteur de la réalité ?
*
Le fossé ne peut pas être franchi en rapprochant ses berges mais en les écartant si loin qu’elles deviennent des pentes douces
Cherchant à résoudre le ‘difficile problème’ par une solution moniste, Humphrey veut rapprocher les vues physicalistes et phénoménologiques. Judicieux. Cependant il le fait par un remaniement qui les rend similaires. Moins judicieux. Elles vont forcément se rebeller, comme elles le font depuis des décennies, car elles ne sont pas de même nature. Nous devons plutôt pointer les erreurs dans ces deux visions qui, sans les réduire l’une à l’autre, les empêchent de coïncider.
L’erreur physicaliste
est d’aplatir la dimension complexe, de l’étudier comme un ensemble de systèmes juxtaposés et non comme une dimension à part entière, qui construit ses niveaux qualitatifs. L’activité cérébrale est ainsi réduite à des réseaux de neurones activés enregistrés par IRMf. C’est la face aplatie de la pièce à deux côtés qu’est l’interface cérébral/mental. Détailler de plus en plus finement cette face ne permet à aucun moment de passer de l’autre côté.
Par exemple mettre les réseaux neuraux en boucle (réentrées de la théorie Espace de Travail Global de la conscience) ne permet en aucune manière de sauter vers le côté phénoménologique de la pièce cérébral/mental. Ayant horizontalisé le support neural, le physicalisme est impuissant devant la muraille verticale que représente le bouleversement qualitatif ‘conscience’.
L’erreur phénoménologique
est de refuser toute explication compatible avec le physicalisme. Oeillères. À l’évidence, les microprocessus cérébraux produisent la conscience. La seconde est altérée par le moindre dysfonctionnement des premiers. Les corrélations sont parfaites et la direction causale est claire. Un autre aspect de la résistance au physicalisme est le refus de la possibilité de conscience dans les mécanismes artificiels. La logique dit au contraire que les processus du cerveau parfaitement simulés ne pourront pas faire autrement que reproduire un phénomène du même ordre. Notez bien que je dis ‘du même ordre’ et non ‘le même’ phénomène. Déjà nous devons éviter de parler de “conscience humaine”, comme si tous les humains éprouvaient la même. Postulat d’autant moins crédible que notre conscience individuelle s’éprouve déjà avec une acuité et des qualités kaléidoscopiques.
Dépossédés?
Les deux erreurs, physicaliste et phénoménologique, ne se ressemblent pas. Le physicalisme déclare une explication suffisante alors qu’elle ne l’est pas. Confiance débordante. La phénoménologie déclare le principe même d’explication étranger au phénomène. Elle sanctuarise la conscience hors de portée de notre compréhension, comme l’ont fait depuis longtemps les religions avec l’âme. Confiance assiégée. Ce n’est pas le conflit de concepts rivaux sur le champ d’honneur mental, mais un phénomène retranché face à la pression permanente des abstractions matérialistes. Grande alors est la tentation de diviniser le phénomène, de l’emporter hors d’atteinte de nos instruments, derrière l’épaisse muraille du dualisme. Mais ce geste désespéré sauve-t-il notre propriété du phénomène ou nous en dépossède-t-il ?
*
Dans le prochain article, je réexamine les postulats utilisés pour le problème corps-esprit.