Comment vraiment résoudre le problème corps-esprit (4)

Abstract: Quels postulats garder pour résoudre le problème corps-esprit? Nous avons besoin d’une réalité unifiée par ses relations —terme à préférer à ‘moniste’—, mais qui laisse ses niveaux relationnels propriétaires de leurs cadres. En effet leurs caractéristiques diffèrent : définition des ‘éléments’, temps élémentaire, énergie, flèches causale et temporelle. Relier les niveaux implique la reconnaissance de la variété dimensionnelle complexe et ses deux axes, horizontal pour chaque système et vertical pour leur intrication. Dans l’axe horizontal un système est comme une pièce de monnaie à deux faces indissolubles, une face constitutive des relations entre éléments, une face représentative exprimant les propriétés/phénomènes de l’ensemble. Les niveaux sont corrélés dans l’axe vertical, sans connaissance actuelle d’une loi transcendantale pour les prédire.

Après le résumé de How to solve the mind-body problem, de Nicholas Humphrey, le compte-rendu de ses critiques par les philosophes de l’esprit, le niveau d’explication requis par la solution et la nécessité de conserver l’opposition des regards physicaliste et phénoménologique, reprenons le problème à la racine. Examinons en particulier les postulats utilisés.

Quels postulats garder?

Question préalable à toute avancée supplémentaire. Les essais sur le problème corps-esprit passent bien trop vite cette étape. Il existe une logique inhérence à l’esprit de l’auteur, qui n’en connaît ou n’en comprend pas forcément plusieurs. Quel contrat passe mon esprit avec lui-même pour se comprendre ? Pour honorer le défi nous aurions besoin d’un ambassadeur galactique, émancipé des réflexions courantes pour notre espèce. Celles-ci sont forcément impactées par la physiologie humaine, par nos environnements physiques et sociaux. Constatons déjà des divergences profondes d’un occident à l’orient de la planète ; imaginons qu’elles puissent être abyssales d’une espèce à l’autre. Malheureusement aucun esprit alien ne s’étant présenté, je fais partir mon enquête des fondations les plus élémentaires de l’humain —juste au-dessus du borborygme digestif.

La réalité unifiée

Choisissons de dire que la réalité accessible à notre observation est unifiée par des moyens relationnels quelconques. Si elle ne l’est pas, il est impossible de connaître ce qui en est séparé. Toutes hypothèses seraient possibles donc aucune certifiable. Nous pouvons laisser l’imagination s’ébattre dans l’infini mais la raison a besoin d’un chemin. Ce sera la réalité unifiée. Mais je ne l’appelle pas ‘moniste’. Ce terme renvoie en effet à une querelle dépassable, comme nous le verrons plus loin.

La réalité unifiée est-elle une séquence d’informations ? Oui, dit notre omniprésent structuralisme, qui cherche à relier toutes les observations. Pas seulement, disent nos impressions conscientes, qui ne se voient nulle part dans le monde fantomatique des informations pures. Notre esprit éprouve substances et sensations qualitatives. L’information, par nature quantitative, n’est pas capable de les discriminer. Il faut quelque chose de plus. Mais ce quelque chose est bien dans la réalité, puisque nous la voulons unifiée. Et ce quelque chose est toujours associé à de l’information. Nous n’avons aucun exemple de substance ou de sensation qui soit émancipée d’un processus. Ce qui reste indescriptible, par des moyens purement quantitatifs, est le phénomène associé au processus.

Flèches temporelle et causale

Si le processus de la réalité est une séquence, le temps est une direction appliquée à la séquence. Le processus va d’une extrémité vers l’autre. Direction évidente à notre expérience consciente; beaucoup plus délicate à affirmer dans le microscopique. Le temps fait donc partie du phénomène éprouvé par notre esprit. Trouver sa contrepartie dans le processus fait intervenir une flèche causale, et plus spécifiquement une causalité déterministe : tout état de la séquence est résultat des états antérieurs. Ou encore : pour toute portion de la séquence, la direction ‘début > fin’ donne une fin unique, tandis que la direction ‘fin > début’ peut donner d’autres débuts.

Le déterminisme crée une difficulté similaire à celle du temps. Ils sont évidents dans notre esprit, indécelables dans les processus microscopiques. Une première conclusion est que si les phénomènes sont associés à de l’information, ce n’est pas celle des modèles microscopiques.

Une dimension non formalisée: la complexité

Le structuralisme pense la réalité comme une séquence incommensurable en raison du nombre d’éléments impliqués. Seules des portions du processus peuvent être analysées. Une dimension que le structuralisme n’a pas réussi à formaliser est la complexité : la réalité prend différents aspects selon l’échelle d’observation. Cette dimension mal comprise est gérée couramment par le réductionnisme : les aspects macroscopiques sont entièrement dépendants des microscopiques. Si l’information change, du micro vers le macro, elle est néanmoins entièrement issue du micro.

Du point de vue réductionniste, l’information nouvelle, macroscopique, est approchante, imparfaite, utilisée seulement parce qu’il n’est pas possible de gérer l’incommensurabilité du micro. Les sciences du macro apparaissent au réductionniste comme des pragmatismes, faute de meilleurs moyens. Cette position n’est pas un réalisme car elle occulte les phénomènes, que nous devons garder dans la réalité. Elle s’appelle ‘éliminativisme’ et nous la tiendrons à distance.

Une nouvelle variété dimensionnelle

Introduire la complexité dans la réalité a des conséquences spectaculaires. Dans le cadre spatial, ajouter une dimension est déjà un bouleversement ; mais ici c’est d’une variété dimensionnelle supplémentaire dont il s’agit. La complexité n’apporte pas un paramètre quantitatif du même ordre que les dimensions spatiales. C’est une échelle de niveaux qualitatifs indépendants, créés avec une information dépendante des précédentes.

Le terme ‘échelle’ introduit en fait deux dimensions et non une seule. Barreaux horizontaux et barres verticales. La variété complexe contient effectivement deux axes : 1) La complexion horizontale, impliquant les éléments qui interagissent par des propriétés similaires. 2) La complexion verticale, relation entre les éléments formant une même entité sans interagir directement, par exemple l’être humain fait de concepts, cellules, molécules, quantons. La complexion verticale est un empilement de complexions horizontales qualitativement indépendantes.

La pièce de monnaie à deux côtés

Quelle est la nature de ces niveaux qualitatifs ? La métaphore de la pièce de monnaie est utile : ses deux côtés présentent des apparences différentes mais il s’agit de la même pièce. De même un niveau qualitatif possède un côté pile fait d’information, un côté face fait de propriétés. Ces propriétés évaluées quantitativement fondent à leur tour l’information du niveau suivant. La complexité se dévoile ainsi comme une séquence étagée, qui segmente la réalité en niveaux qualitatifs tout en la gardant unifiée structurellement. Grâce à la complexité nous conservons ensemble informations et phénomènes. Elle est indispensable à notre avancée en tant que dimension réaliste, concrète, et pas seulement comme artifice conçu par notre esprit pour trier l’extraordinaire fouillis de ce qu’il observe.

Notez en effet qu’en science la complexité n’a pas le même statut que le cadre spatio-temporel. Elle n’est pas formalisée par des équations. Ses transitions mal comprises ont fait l’objet d’une segmentation de la connaissance elle-même, disciplines dont les paradigmes sont souvent incompatibles. Faut-il s’étonner dans ces conditions que les partisans d’une réalité unifiée soient séduits par l’éliminativisme ? C’est la concrétisation de la complexité en tant que dimension physique qui peut nous éviter ce piège.

La causalité classique suffit-elle?

La causalité déterministe classique est celle de la complexion horizontale. Des systèmes d’éléments déroulent leurs interactions. Il faut à présent chercher la causalité entre niveaux de réalité, celle de la complexion verticale. Autrement dit comment passe-t-on d’une pièce de monnaie à une autre dans la pile ? Ces deux causalités sont souvent confondues par les auteurs et pourtant il serait hâtif de leur attribuer les mêmes caractéristiques. N’oublions pas notre problème majeur : temps et causalité micro ne sont pas les mêmes que ceux du macro. Il semble que temps et causalité soient la propriété de chaque complexion horizontale, plutôt que principes s’appliquant à la pile entière.

C’est l’orientation actuelle du structuralisme, qui redonne la propriété du cadre aux éléments en interaction plutôt qu’en faire une toile de fond universelle. La complexion verticale se révèle alors comme une pile de complexions horizontales affichant chacune temps et causalité spécifiques. Pas entièrement indépendants les uns des autres bien sûr, mais suffisamment pour qu’une flèche causale, absente en bas, apparaisse en haut.

La controverse émergentiste

Cela ne préfigure pas l’existence d’une flèche identique dans la dimension verticale de la complexité. Ce point fonde la controverse sur l’émergence. Le dénigrement de l’émergentisme est un avatar de l’éliminativisme : s’il n’existe pas de complexion verticale alors la possibilité de l’émergence disparaît également et la causalité se réduit au déterminisme ; tout se simplifie. Mais en réintégrant les phénomènes émergents dans la réalité c’est le contraire : les phénomènes sont qualitativement indépendants et il serait arbitraire de déclarer la causalité entre eux unidirectionnelle. Nous n’avons pas à faire de controverse sur l’émergence proprement dite mais une déclaration à trouver sur sa causalité. Est-elle exclusivement ‘bottom-up’, du micro vers le macro, ou également ‘top-down’, dans le sens inverse ?

L’exclusivité du bottom-up naît de postulats cachés, plutôt fragiles. Elle suppose qu’il existe une fondation ultime, le ‘bottom’, et un sommet, le ‘top’. La verticalité complexe est automatiquement créée par ces bornes et pourtant elle n’est formalisée nulle part dans le paradigme réductionnisme. Au contraire elle est éliminée et remplacée par un cadre spatio-temporel dont l’universalité s’applique au ‘bottom’. Mais nous ignorons ce que ce ‘bottom’ peut vraiment être. Nous en voyons ce qui émerge, justement. Un réseau d’équations est placé devant l’inconnu.

Dénigrer une expérience avec une connaissance?

Un principe me guide dans cette enquête sur le problème corps-esprit : ne pas éliminer des choses observables parce que des hypothèses sur l’origine inconnue des choses obligeraient à le faire. En particulier je refuse à l’inconnu de dénigrer ce que j’éprouve en direct, ce qui m’est le mieux connu. Je vous encourage à faire de même.

La causalité bottom-up exclusive est un avatar du déterminisme de la complexion horizontale. Elle postule au passage que le cadre de la base s’applique à la dimension complexe toute entière. Mais nous avons vu que ce postulat est intenable. Une irréversibilité des processus apparaît, autrement dit une flèche temporelle. Le niveau d’énergie, constante majeure du cadre, varie selon des paliers considérables, de même que la norme temporelle. Les postulats du bottom-up élèvent des questions insolubles et nous devons les refuser. Ce n’est pas accorder foi d’emblée à la possibilité du top-down, seulement refuser l’exclusivité du bottom-up. Et nous verrons bientôt que cette simple démarche suffit à dissoudre la controverse.

Une dimension accueillante

Résumons ce qui ressort de notre enquête sur les postulats. Déterminer les dimensions d’un problème est préalable à sa résolution. Le cadre réductionniste manque à l’évidence de toutes les dimensions nécessaires à la solution du problème corps-esprit. Garder la réalité unifiée sans l’amputer implique le rejet du déterminisme matérialiste classique, trop élagueur. Habillons la réalité d’une nouvelle variété dimensionnelle : la complexité. Deux axes à cette dimension : l’axe horizontal du cadre propre à chaque système d’éléments, et l’axe vertical empilant ces cadres, les intriquant, modifiés dans leurs caractéristiques temporelles, énergétiques, mathématiques et qualitatives : nos fameuses pièces de monnaie, impossibles à séparer les unes des autres.

Le bénéfice de cette nouvelle dimension : il est possible de s’y intégrer, personnellement et intégralement. Vous avez remarqué que notre enquête ne manque pas de couples conflictuels : corps et esprit, substantialisme et structuralisme, information et phénomène, déterminisme et indéterminisme, quantité et qualité, éliminativisme et émergentisme, etc. Les entités de ces couples semblent complètement étrangères l’une à l’autre, au point de refuser de s’inclure dans un même réalité. Dans notre esprit, la plupart du temps, le conflit se résout au profit du dominant dans chaque couple. Corps et esprit se battent pour faire de l’autre une illusion. Je touche la substance ou je virtualise la structure. Je compte ou j’éprouve. J’élimine ou j’émerge…

Grâce à la concrétisation de la dimension complexe, il devient possible d’inscrire quantons, neurones et pensées dans une réalité unifiée. Placés à différentes hauteurs de complexité, ils sont capables de regarder le côté de la pièce invisible à l’autre. Ainsi l’esprit éprouve sans pouvoir en donner la raison, tandis que le cerveau, décrit par les neurosciences, explique sans éprouver. Mais si, en tant qu’être humain, je me reconnais cette dimension complexe autant que concrète, alors je suis tous ces niveaux de réalité intriqués, toutes ces pièces à la fois constituées et éprouvées les unes par les autres.

Les neurosciences ne suffisent pas

À ce point de mon enquête, il apparaît que la solution du problème corps-esprit déborde largement le cadre des neurosciences. Il nécessite de réviser notre conception de la réalité, et en profondeur puisqu’il s’agit de lui ajouter une nouvelle variété dimensionnelle. La complexité n’est pas une notion nouvelle. Elle est omniprésente dans toutes nos manières de penser. Elle est justement tellement intégrée à nos modes épistémiques qu’elle est naturelle à chacun d’eux, sans qu’il semble nécessaire de la formaliser. Il existe bien des tentatives, métamathématique, métaphilosophique, mystiques, mais rien de coordonné et surtout rien qui s’attaque à la complexité elle-même plutôt qu’à ses catégorisations.

Créer une dimension complexe ne suffit pas à résoudre notre problème corps-esprit mais cela permet d’y installer nos différents cadres, et donc de n’en refuser aucun sous prétexte qu’il serait incompatible avec un autre. Des principes fondamentaux tels que le temps et la causalité peuvent y être modulés. La création d’une hiérarchie de niveaux ne veut pas dire que la causalité peut s’y promener dans toutes les directions, mais elle permet de s’affranchir du principe ‘bottom up’ en tant qu’exclusivité.

Bientôt la suite…

L’article suivant explicite plus précisément la nouvelle dimension complexe et ses possibilités. Nous verrons ensuite pourquoi les simulations neurales sont à la fois une avancée et un échec. Que manque-t-il aux théories actuelles sur la conscience ? Ces quelques étapes sont nécessaires pour arriver avec la plus grande facilité à la solution de notre fameux problème.

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Synthèse CONSCIENCE

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