Abstract: En soutenant l’idée d’une séparation tranchée entre sensation et perception pour résoudre le problème corps-esprit, Nicholas Humphrey résout certaines questions difficiles mais en crée d’autres insolubles. Il ouvre ainsi la porte vers une solution plus complète, qui conserve la nécessité d’un dualisme de regard sur le problème, sans en faire une division neurologique sommaire. Stratium est une solution qui, au lieu de réduire le fossé matière-esprit, l’étend en tant que profondeur de traitement neural, rejoignant en cela la Théorie de l’Information Intégrée de Giulio Tononi et la complétant pour en faire une véritable explication, non réductrice, du phénomène conscience.
Sommaire
- 1 Introduction
- 2 La double approche de Nicholas Humphrey
- 3 Séparer perception et sensation
- 3.1 À quel point cette distinction est-elle recevable?
- 3.2 Dualisme et triunisme
- 3.3 Les extrémités d’un processus
- 3.4 Psychophysique
- 3.5 Pourquoi certains neurones seraient-ils ‘perceptifs’ et d’autres ‘sensitifs’?
- 3.6 Une redéfinition
- 3.7 Le dualisme chez Humphrey est d’abord neurologique
- 3.8 Un plus riche dualisme de scène entre l’Esprit-soi et le Réel
- 3.9 Sentir ou être la douleur, les deux sont possibles
- 3.10 Une complexité qui progresse plutôt que des voies séparées
- 3.11 La solution authentique doit être éclairante
Introduction
Cet article est le premier d’une série dont la conclusion sera la résolution complète du problème corps-esprit, du moins le report de ses séquelles sur la manière générale dont nous représentons la réalité incluant l’esprit. Les articles sont ordonnés ainsi :
1) La double approche de Nicholas Humphrey, qui a présenté le problème de manière remarquable et proposé sa solution.
2) L’apport des critiques de Humphrey, réunies à la suite de son article dans un numéro de Journal of Consciousness Studies en 2000.
3) La notion de niveau d’explication, niveau qui diffère selon les auteurs. L’effort de réduire les regards physicaliste et spiritualiste l’un à l’autre conduit à une impasse. Cela impose au contraire de préserver leurs spécificités et les faire coïncider.
4) Quels postulats garder? Nous avons besoin d’une réalité unifiée par ses relations mais qui laisse ses niveaux relationnels propriétaires de leurs cadres. Cela implique la reconnaissance d’une variété dimensionnelle complexe. Dans l’axe vertical de cette dimension, les systèmes ont une face constitutive et une face phénoménale indissoluble, apparaissant à ce qui est respectivement moins complexe et plus complexe. L’interface de cette “pièce à deux faces” est discutée ailleurs.
5) La nécessité de la complexion verticale ou émergentisme est discutée par rapport à son dénigrement par le “platisme”. Je montre que le platisme est en fait une impasse dualiste excluant notre esprit. La réalité de la complexion verticale, est volontiers dissimulée, dans les modèles mathématiques, au sein du signe ‘=‘, qui veut dire souvent ‘corrélé à’ plutôt que ‘identique à’.
6) L’élévation de complexité au sein du mental est abordée par l’exemple de l’intelligence artificielle et ses réseaux simulés, ainsi que l’exemple du cerveau hydrocéphalique, qui forme une conscience normale avec 10% des neurones habituels.
7) Stratium est une théorie fondée sur la dimension complexe du cerveau, combinant l’Espace de Travail Global et l’Information Intégrée. La hauteur de complexion verticale fait l’épaisseur de conscience. En continuité avec la complexité du support neural, la conscience s’ancre dans la matière avant le neurone. Le phénomène conscience est inscrit dans la réalité en soi. Chaque entité individualisée l’expérimente à sa façon, accessible seulement à une complexion verticale du même ordre. Notre conscience ne se reconnaît qu’en elle-même.
8) Les théories sur la conscience ont toutes reçues de vives critiques. J’ai repris les questions et synthèses de nombreux auteurs. Comment Stratium répond-il ? La prise en compte de la dimension complexe facilite les réponses. Des applications aux énigmes neuroscientifiques et psychiatriques sont proposées.
9) Conclusion résumant le chemin parcouru, avec en bonus : Pourquoi les erreurs rencontrées ? Une théorie du mental, par définition circulaire, a la tâche supplémentaire d’expliquer pourquoi le mental “auto-génère” ses erreurs —des erreurs sur sa propre représentation.
Le titre à la une se réfère à l’article de Nicholas Humphrey paru en 2000, How to solve the mind-body problem. Après l’analyse du récent Neurocognitive Mechanisms de Gualtiero Piccinini, qui aborde le fameux problème en privilégiant l’angle neuroscientifique, je n’ai pas trouvé meilleure référence que Humphrey pour l’approche philosophique. Sa contribution remarquable est complétée par les critiques des meilleurs spécialistes contemporains en philosophie de l’esprit. Je vais m’attacher à pointer les erreurs de Humphrey, mais il a posé le problème si clairement qu’il ouvre une autoroute vers la solution. Je tente cet oxymore : c’est la pertinence de ses erreurs qui nous donne la clé du problème.
*
La double approche de Nicholas Humphrey
J’emprunte à Natika Newton, dont nous retrouverons les commentaires plus tard, son excellent résumé des vues de Humphrey :
« Humphrey soutient que les états mentaux et physiques semblent incommensurables parce que les états mentaux, conçus comme des sensations, sont décrits comme s’ils étaient des objets d’expérience. En fait, ce sont des activités : des sensations des vrais objets : des stimuli physiques avec lesquels l’organisme est activement engagé. Concevoir les sensations comme elles-mêmes des objets d’expérience (puis parler, comme beaucoup le font, de ce à quoi cette expérience “ressemble”) conduit à une régression sans espoir. Il n’y a pas “d’objet mental” correspondant à “l’expérience”, et tout candidat proposé pour cela devient immédiatement lui-même la source “d’objets” plus mystérieux : les “propriétés phénoménales des expériences” qui sont elles-mêmes “comme quelque chose”, ad infinitum.
Tant que les sensations sont conçues comme des objets non physiques qui peuvent être éprouvés, elles ne peuvent pas être expliquées en termes d’états cérébraux, objets d’un type métaphysique complètement différent. Le premier mouvement de Humphrey est de faire la distinction entre perception et sensation, et de souligner que si la perception est en effet “des” objets physiques externes, les sensations ne sont pas les objets mentaux d’un “sens intérieur”; au lieu de cela, « la conscience sensorielle est une activité. Nous “n’avons” pas de douleurs, nous en arrivons à être douloureux ». La conscience sensorielle est une activité efférente, et l’expérience qu’elle procure n’est pas l’expérience d’un objet mental, une sensation, mais l’expérience de l’activité elle-même. Dans son deuxième mouvement, Humphrey soutient que l’activité sensorielle a évolué à partir de réponses qui, dans le passé, se sont traduites par un comportement réel. Et le résultat est que, même aujourd’hui, l’expérience de la sensation conserve bon nombre des caractéristiques originales de la véritable action corporelle.
Expliquer l’activité sensorielle en termes d’activité corporelle permet à Humphrey de la corréler avec l’activité cérébrale. La sensation, comme l’action corporelle, est caractérisée par : la propriété, la localisation corporelle, la présence, la modalité qualitative et l’immédiateté phénoménale. Chacun d’entre eux peut être compris en termes d’états cérébraux, car ce sont des “concepts à double devise”, ni purement mentaux ni purement physiques. Humphrey conclut avec un scénario évolutif plausible qui relierait les deux côtés du problème corps-esprit. »
Autrement dit, Humphrey fait l’équivalence entre sensation et conscience phénoménale. La conscience éprouvée est la simple activité de sentir, d’être son corps sensible. Tandis que la perception est la “conscience de”, l’interprétation des signaux du monde extérieur et de notre propre comportement, par d’autres réseaux neuraux progressivement mis en place au fil de l’évolution.
Séparer perception et sensation
Redonnons directement la parole à Humphrey :
« La sensation a à voir avec le soi, avec la stimulation corporelle, avec les sentiments sur ce qui arrive maintenant à moi et ce que je ressens à ce sujet ; la perception, au contraire, a à voir avec des jugements sur les faits objectifs du monde extérieur. Des choses si différentes dans leur nature doivent être distinguées. »
À quel point cette distinction est-elle recevable?
Humphrey insiste d’emblée, très fortement, sur la séparation entre perception et sensation. Malheureusement ces termes sont très mal définis. Selon le dictionnaire : La sensation est l’impression directement issue des organes sensoriels. La perception est l’acte de réunir ces informations sensorielles en image mentale. La séparation a donc lieu entre les capteurs sensoriels d’une part, le système nerveux central d’autre part. Peut-on fonder l’étude du problème corps/esprit sur une division géographique de l’organisme ?
Dualisme et triunisme
Philosophiquement la séparation s’enrichit de quelques détails : La sensation est immédiate, automatique, déclenchée par un évènement extérieur. Tandis que la perception fait intervenir attention, interprétation, compréhension, mémorisation. Dans un tel binarisme, si l’on ôte la perception de l’humain raisonneur, reste une plante sensitive, oscillant au gré de l’environnement. Vous devinez ici la trace du fossé religieux entre âme et enveloppe terrestre. Ce dualisme suranné, qui fut aussi celui de l’humain/l’animal, s’est poursuivi avec le cerveau triunique, théorie qui voyait 3 cerveaux indépendants sous notre crâne, le reptilien dominé par le limbique lui-même chevauché par le cortex. Mais les divisions phylogéniques n’ont pas été confirmées par des divisions fonctionnelles. Les tâches du cerveau sont fortement intriquées entre ses régions.
Dualisme et triunisme introduisent un écueil rédhibitoire : Qui fait la synthèse sensations/perceptions, ou reptile/mammifère/humain ? Où se trouve ce cerveau supplémentaire ? La vision horizontale d’un cerveau en tant qu’assemblage de centres spécialisés fut longtemps la norme en neurosciences. Certains cherchent toujours un “centre de la conscience”.
Les extrémités d’un processus
Aujourd’hui le cerveau apparaît, sous l’effet d’une vision plus verticale, comme un système profondément hiérarchisé. Sensation et perception se définissent mieux comme les extrémités de cette intégration. Comme le dit Jean-Pierre Changeux : « Le terme ‘sensation’ a été employé, à dessein, pour désigner le résultat immédiat de l’entrée en activité de récepteurs sensoriels [et le terme ‘perception’] pour l’étape finale qui, chez le sujet alerte et attentif, aboutit à l’identification et à la reconnaissance de l’objet. » Entre les deux : une boîte noire.
L’écart est-il seulement les extrémités d’un processus ? Sensation et perception sont-elles des phénomènes de même nature ? Sous l’angle du phénomène, la sensation semble grossière, pixellisée, réinterprétée par la perception. La perception ajoute les couches de signification sur les données brutes. Le phénomène change de qualité, mais de nature ? Nous n’éprouvons jamais une sensation de neurones parcourus par des influx électrochimiques. Cela serait véritablement un phénomène de nature très différente.
Psychophysique
L’ancienne théorie psychophysique de Gustav Fechner au 19è siècle liait l’intensité de la perception au logarithme de l’intensité de la sensation. Cela fonctionne bien pour les perceptions simples. Nous percevons nettement des différences dans les éclairages faibles tandis que l’éblouissement est le même pour toutes les lumières fortes. Mais comment appliquer une telle règle quand une personne traverse notre champ de vision ? Pourquoi éveillera-t-elle ou non notre perception ? La réponse est qualitative et non quantitative. De nombreux critères viennent ajouter leurs couches indépendantes jusqu’à la perception finale.
Le phénomène conscient, au bout du compte, inclue la sensation de base et beaucoup d’autres, qui l’ont enrichie. Mais que se passe-t-il si la sensation de base ne parvient pas à la conscience, faute d’intensité ou d’attention ? Cette sensation ne donne-t-elle lieu à aucune perception ? Il semble arbitraire de conclure ainsi au seul motif qu’elle n’a pas accédé à l’espace conscient. Peut-être a-t-elle été vraiment perçue par une grande partie des niveaux intermédiaires ? Après tout nous percevons beaucoup de choses vagues, “au seuil” de la conscience.
Pourquoi certains neurones seraient-ils ‘perceptifs’ et d’autres ‘sensitifs’?
Tous ces processus sont physiologiquement identiques : des neurones en excitent d’autres. Sur quoi repose l’élitisme de la ‘perception’ consciente par rapport à la ‘sensation’ des neurones de base ? Pourquoi refuse-t-on à ces derniers de “percevoir” les stimuli des capteurs sensoriels et leurs relais ? Des questions insolubles surgissent incessamment avec le dualisme, les mêmes qui ont rendu “difficile” l’explication du phénomène conscience.
Une redéfinition
Paradoxe de la séparation perception/sensation : elle est à la fois nécessaire, et réductrice si elle se limite à un niveau. Sortir du paradoxe demande de redéfinir les deux notions :
1) La séparation est nécessaire : la sensation est l’expérience du schéma neural excité, s’identifiant dans les données sensorielles. La perception est la reconnaissance de cet état, de cette identité, par un autre groupe neural.
2) La séparation unique est réductrice : la perception s’identifie également dans les données d’autres neurones. C’est-à-dire que tous les groupes neuraux sont à la fois sensitifs et perceptifs. Aucune différence de fonctionnement physiologique entre eux. Chaque groupe est simultanément perceptif de ses éléments —les stimuli arrivant à ses neurones— et sensitif du résultat —l’état synchrone/intégré du groupe—.
Perception et sensation sont deux facettes attachées à chaque réseau neural qui ne sont compréhensibles que dans la dimension complexe. Supposons une hiérarchie des réseaux neuraux à 3 niveaux : les sensations des réseaux N1 sont les perceptions des réseaux N2 ; puis la sensation expérimentée par ces N2 est à son tour la perception du N3.
Le dualisme chez Humphrey est d’abord neurologique
Revenons à Humphrey, dont le texte introduit un autre dualisme, d’ordre neurologique cette fois. « La sensation a à voir avec le soi, […] La perception, au contraire, a à voir avec [le] monde extérieur ». Ce passage est trompeur. Le ‘soi’ dont parle ici Humphrey est celui des afférences sensitives et non le soi psychologique. C’est le ‘corps à soi’. Tandis que le ‘monde extérieur’ de la perception est la scène mentale déjà installée pour accueillir les sensations. Elle est proactive —elle se cherche dans les sensations. Le dualisme d’Humphrey est celui d’une scène officielle, identitaire, établie dans une partie du cerveau, et accueillant les nouvelles sensorielles émises par une autre partie du cerveau.
Nous verrons plus loin les critiques sévères déclenchées par cette division trop tranchée, contredisant les études neuroscientifiques qui montrent plutôt l’intrication entre sensation et perception, au point de faire difficilement la différence entre les deux.
Un plus riche dualisme de scène entre l’Esprit-soi et le Réel
Le dualisme dont Humphrey tente de rendre compte ne réside pas dans des modes neurologiques différents. C’est un dualisme d’afférences qui conduit à un dualisme de scène mentale. L’organisme, limité par la peau, est un soi dans le non-soi. Les afférences sensitives se divisent nettement, neurologiquement, entre intrinsèques (somesthésiques) et extrinsèques (vision, audition, goût, odorat). La somesthésie est le système sensoriel principal et nécessaire. La privation de ces afférences provoque des troubles psychologiques sévères, tandis que l’on peut vivre coupé des autres sens.
Les deux types d’afférences se regroupent en deux pôles de représentation dans le mental, le corps à soi et le réel extérieur. Le corps à soi est une composante majeure de l’identité instinctive, et donc de la personnalité. Il est complètement propriété de l’individu. Ce qui me fait le dénommer ‘pôle Esprit’ —esprit en tant qu’individuation dans un organisme unique. Tandis que le réel extérieur est plus malléable, sa perception abstraite pouvant être manipulée par d’innombrables concepts appris en société. Mais ce pôle est aussi contingenté par les retours du réel. Je le dénomme ‘pôle Réel’ —il peut être très fantasque avec une pensée magique ou très structuré avec une pensée scientifique.
Les deux pôles sont dans la sensation, en tant qu’afflux de données sensitives, et les deux sont dans la perception, en tant qu’interprétation des images du corps et du monde. Ce dualisme de scène n’a pas vocation à expliquer la conscience mais à comprendre les conflits d’intérêt inhérents au fonctionnement du psychisme.
Sentir ou être la douleur, les deux sont possibles
Un autre passage de Humphrey :
« Quand, par exemple, j’ai mal à la main, ou que j’ai un goût de sel sur la langue, ou également quand j’ai une sensation de rouge dans l’œil, je ne suis pas souffrant, ni ne suis stimulé salé, ni ne suis stimulé rouge. Dans chaque cas, je suis en fait l’agent actif. Je ne suis pas assis là à absorber passivement ce qui vient de la surface du corps, je tends la main par réflexe vers la surface du corps avec une réponse évaluatrice —une réponse appropriée au stimulus et à la partie du corps affectée.
C’est d’ailleurs cette activité efférente dont je suis conscient. De sorte que ce que j’éprouve réellement comme sentiment —la sensation de ce qui m’arrive— est ma lecture de ma propre réponse à cela. Ainsi la qualité de l’expérience, la façon dont elle est éprouvée, au lieu de révéler la façon dont quelque chose m’est fait, révèle la façon même dont quelque chose est fait par moi.
• Ceci est ce que je ressens à propos de ce qui se passe en ce moment dans ma main —je me sens douloureux à ce sujet !
• Ceci est ce que je ressens à propos de ce qui se passe en ce moment dans mon œil —je me sens rouge à ce sujet !
Dans mon livre, j’ai proposé d’appeler l’activité de sentir ‘sensition’ [par analogie à volition, cognition] »
Si Humphrey avait pratiqué la médecine, il aurait rencontré des personnes aux relations contrastées avec la douleur : Certaines, atteintes de fibromyalgie, sont entièrement, intégralement, identitairement, leur douleur. Elles sont incapables de s’en détacher, de représenter leur douleur. Le médecin discute avec la sensation douloureuse. D’autres personnes font de la douleur une toile de fond sensorielle à laquelle elles ne prêtent aucune attention, même lorsque cela est nécessaire. Il existe donc, contrairement à ce que pense Humphrey, des gens qui sont leur souffrance, et d’autres ne la sont pas. Cela n’est compréhensible que par une intrication intime de la sensation à la perception, qui permet toutes les situations intermédiaires.
Humphrey est ici mal influencé par une neuroscience déjà dépassée à son époque. Identifier des voies neurologiques différentes pour sensation et perception peut en faire des fonctions mentales différentes, mais ne montre pas le retournement entre sensation et perception. Cela n’explique pas non plus le passage de stimulus à phénomène. Pourquoi ce phénomène devient-il si particulier en s’engageant dans une boucle de traitement neural, s’il s’agit seulement d’une boucle plus longue ?
Une complexité qui progresse plutôt que des voies séparées
Il est dommage que Humphrey n’ait pas verticalisé sa pensée car il avance sur la bonne voie pour le reste. L’opposition entre sensation et perception lui permet de comprendre comment le mental s’émancipe des données sensorielles, se cherche dans ces données pour les évaluer. Il est parfaitement en phase cette fois avec la neuroscience contemporaine, et sa perspective évolutionnaire est excellente. Il fait une seule erreur, mais d’importance : l’émancipation se fait par l’augmentation de la profondeur du traitement neural et non par des voies neurologiques séparées. Pour s’en convaincre, souvenons-nous qu’un nourrisson possède une conscience perceptive embryonnaire, très peu affranchie des sensations, alors que les mêmes voies neurologiques que l’adulte sont en place. C’est l’élagage dendritique qui met en place les schémas symboliques et hausse la complexité de la perception.
La conscience n’est pas un soi qui perçoit un non-soi. C’est une fusion qui perçoit la fusion précédente qu’elle a été, révisée et augmentée de nouvelles organisations conceptuelles. La conscience a une dimension temporelle essentielle, que ne rend pas la version de Humphrey. Je suis une observation de ce que j’ai été (dans ma relation avec le monde). Ce qui est très facile à expliquer avec une organisation hiérarchique qui est aussi une séquence temporelle, mais pas avec deux fonctions recréant le monde et soi.
Humphrey trouve de meilleurs exemples dans le traitement sensoriel élémentaire. Les désordres neurologiques et l’effet des drogues sont en effet une bonne démonstration de la dissociation entre perception et sensation de la couleur. Mais il s’agit là de niveaux adjacents de la profondeur neurale. Ces exemples montrent l’importance de garder le concept de dissociation dans la hiérarchie des schémas. Cela n’en fait pas des fonctions neurologiques différentes. La sensation n’est pas une fonction mais un phénomène. C’est la reconnaissance d’une sensation qui devient fonction. Cette reconnaissance est elle-même une perception ; d’ordre supérieur, mais bien une perception. Un groupe neural reçoit et interprète; il est à la fois perception et représentation.
La solution authentique doit être éclairante
Humphrey sera obligé, dans une contre-argumentation après les critiques, d’insister péremptoirement sur la division neurologique sensation/perception, qui fonde sa théorie. Non, non, si une solution au problème corps-esprit doit rassembler tous les suffrages, elle doit apparaître éclairante autant que rationnelle à notre intuition. Elle peut surprendre, désorienter, laisser sans voix, parce que trop étrangère aux solutions existantes. Mais ce ne peut être un nouveau mélange des mêmes ingrédients dont on a déjà tiré toutes les recettes, chacun en préférant une sans pouvoir l’imposer.
Prédisons que la solution juste récoltera des « Oui mais ça reste à prouver » et autant de « Où est l’expérimentation qui peut valider? », mais peu de « C’est en contradiction avec tel ou tel fait ». La théorie juste réinsère tous les faits dans une cohérence moniste. Elle ne s’oppose pas aux concepts existants mais les englobe. La connaissance a aussi sa dimension complexe. Nous disons familièrement avoir “changé de niveau de conscience” quand une théorie fusionne soudainement l’univers fragmenté par les précédentes. Nos neurones, qui s’éprouvaient conscients d’une certaine façon, se perçoivent à présent comme détenteurs de cette ancienne conscience, et s’éprouvent autrement.
*
How to solve the mind-body problem, Nicholas Humphrey, Journal of Consciousness Studies 7 (4):5-20 (2000)