Expliquer le mal n’est pas le justifier

Penser le mal ne se réduit pas à s’y brûler

Avec ‘Penser le mal’, l’essayiste Susan Neiman revisite Nietzsche et Arendt pour condamner une démission de la philosophie contemporaine à propos du mal. Elle considère l’Holocauste comme un mal tellement exorbitant qu’il oblige à une refonte complète de l’éthique, et non se contenter de déconstruire l’histoire du monde. Un livre enthousiasmant, car il nous déculpabilise d’appartenir à l’espèce qui a inscrit de telles abominations à son Histoire.

Cependant nous allons voir que le militantisme de Neiman est un exemple flagrant du regard descendant exclusif, le jugement, celui qui veut déprécier et réduire à néant le regard ascendant ou constitutif. En ce sens, ‘Penser le mal’ contient un prosélytisme dangereux pour la réflexion éthique.

Le point de bascule

Pourtant Susan Neiman sait utiliser ce regard ascendant. Interviewée par Alexandre Lacroix sur la spontanéité du mal et son irrationalité, elle vient à la rescousse de nos petites méchancetés quotidiennes : « Nous avons tous fait ce genre de choses, non ? C’est une manière d’expérimenter notre pouvoir d’action sur le monde ». Neiman reconnaît l’existence du conflit mental, qu’elle appelle ‘antinomie , « situation dans laquelle deux affirmations contradictoires sont également vraies. D’un côté, nous devons maintenir qu’il est important d’expliquer le mal, d’en connaître les causes. […] D’un autre côté, il est aussi vrai que, lorsqu’on commence à expliquer l’arrière-plan psychologique, sociologique ou historique de comportements destructeurs, on porte sur eux un jugement moins tranché, moins sévère. »

Et le point de bascule survient juste après : « Je sais bien qu’en France, vous avez cette expression : “Expliquer, ce n’est pas justifier.” Hélas ! j’ai bien peur que ce soit en partie inexact. Toutes les explications ne se valent pas. Certaines sont fines et permettent de prévenir le mal futur, d’autres sont massives et nous réduisent à l’impuissance. » Que vient de faire Neiman ? Elle vient de switcher brutalement de l’explication au jugement, en faisant mine d’être toujours dans l’explication. Des causes sont bénignes et d’autres inacceptables. Le regard descendant, intentionnel, a pris les commandes. Il vient d’éjecter le regard ascendant, explicatif, qui voit les maux naître de causes naturelles, pas encore moralisées. Personne ne naît avec le mal en soi. Et pourtant Neiman continue son discours comme si elle adoptait ce postulat. D’une phrase à l’autre elle a fait un tête à queue. Même le vif Alexandre Lacroix ne s’en est pas aperçu. Le reste de l’interview prend une coloration différente.

Déifier son désir

Neiman va en effet casser toutes les explications ascendantes, naturelles, du comportement moral, et les remplace par ses intentions descendantes, jugements moraux déjà installés dans un tabernacle. Elle cite ainsi Alphonse X, roi de Castille : « Si Dieu m’avait consulté le jour de la Création, je lui aurais donné quelques conseils utiles. », puis elle s’attaque aux sciences ontologiques: « La psychologie évolutionniste renoue avec cette croyance au péché originel, quand elle nous attribue des gènes égoïstes. »

Mais il n’y a aucune morale à chercher dans les gènes. Le regard ascendant n’en voit aucun. Sauf si on lui substitue le regard descendant et que l’on place un Dieu moral à l’origine de tout. Ce qui est en fait déifier son désir de voir le monde se constituer d’une certaine façon, et non observer comment le monde se constitue.

Amor mundi vs amor fati

Dans la même logique, Neiman oppose l’amor mundi d’Arendt —l’amour du monde qui nous engage afin que les forces de destruction ne l’emporte pas— à l’amor fati de Nietzsche —l’amour du destin qui le trouve magnifique dans le contraste entre bon et mauvais—. Pour Neiman l’amor mundi, qui pousse à l’action, doit remplacer l’amor fati, passif devant l’horreur. Pour quelle raison ? Parce que l’amor fati « à mon sens, ne tient plus après Auschwitz ». Mais, madame Neiman, pourquoi aurait-il tenu après l’assassinat d’Abel par Caïn ? Quelle gradation de l’horreur utilisez-vous pour éliminer l’un des amours au profit de l’autre, alors qu’ils ne sont pas incompatibles ? N’est-ce pas plutôt l’un de vos regards que vous éliminez, celui fataliste de la constitution du monde ?

Quand le peintre n’oeuvre pas

Le fatalisme est encore un jugement d’un regard sur l’autre. Ce terme n’a aucune signification pour le regard ascendant. Pouvez-vous dire à des neurones qu’ils sont “fatalistes” quand ils expédient une impulsion électro-chimique ? Ils traitent leurs données, tissent leurs concepts, additionnent des couches de complexité. La ‘morale’ est une palette de couleurs qui se déverse dans les étages les plus élevés de cette pyramide, bien après que la structure mentale fondamentale se soit organisée.

Quand la fonction dédiée rencontre un dysfonctionnement, le peintre n’oeuvre pas, et un psychopathe fait irruption dans le monde. Quel autre sentiment que le fatalisme peut naître de cette compréhension ? En quoi ce fatalisme est-il incompatible avec la haine née des crimes du psychopathe ? Neiman ne comprend pas que le processus mental est un traitement des conflits, que la nature humaine est fondamentalement un conflit, que les neurones font de leur mieux pour le résoudre, même quand le résultat est aberrant. L’aberration est plus souvent dans les données qu’on leur a fournies plutôt que dans la structure mentale même.

La nature humaine est de se faire piéger

La plus terrifiante impression qui vient en finissant de lire Neiman, est qu’elle s’est faite piéger par le même regard radical qui a déclenché l’Holocauste, l’horreur à brocarder. En effet, quelle est la cause de cette monstruosité sinon le regard descendant exclusif, celui qui édicte le bien et le mal de façon manichéenne, qui dissout les effets secondaires dans l’effet principal ?

Pouvons-nous dire que philosopher c’est justement basculer dans un regard militant, pour diriger le conflit et faire progresser notre éthique ? Certainement. Mais en même temps, ces regards, il faut finalement les faire coïncider. La philosophie est un moteur alternatif entre individualisation et fusion.

L’Humanité, juge et condamné

En effondrant la valeur des éléments constitutifs du mal, en rehaussant celle du jugement pur, Neiman veut refonder une éthique inattaquable, comme celle que la majorité des allemands n’ont pas pu attaquer dans leur tête alors que sa mutation effroyable devenait évidente.

En disant « Face au mal, la majorité des gens préfère regarder ailleurs », Neiman condamne une population entière, comme l’ont fait des gens plus méchants qu’elle. Elle condamne même… l’Humanité dans son fonctionnement intime. Le mal serait un vice dans la construction de l’humain. Mais il ne l’est que dans un oeil unique, scandalisé, qui veut soumettre le genre entier.

Pour une morale spontanée

Comme madame Neiman, « je » suis énervé quand nos congénères ne se comportent pas comme « je » pense qu’ils le devraient. Mais de toutes les règles, les morales ont le moins vocation à être imposées. Elles doivent être portées par chacun d’entre nous et quand l’un ne le fait pas, les autres doivent s’interroger sur le contexte qui l’en a empêché. Le collectif est un rétro-contrôle ; il doit favoriser la spontanéité morale avant de fustiger ses dérives. La morale est ascendante, constitutive. Les punitions descendent quand la dérive est avérée, “avérée” voulant dire universellement comprise dans la direction ascendante.

Les pires dérives sont survenues quand une seule voix, un « je » aux intentions absolues, indiquait aux autres la direction à prendre, parce qu’elle avait créé son échelle des horreurs, et qu’une désignée forte justifiait d’ignorer les autres. Ce que nous devons nous approprier n’est pas une morale donnée mais notre absence naturelle de morale.

À partir de cette absence, la direction à prendre, celle de notre ascension, nous devons la trouver ensemble. Toutes les divinités sont celles que nous avons inventées, et c’est en ôtant ces plafonds, en les transformant en marches, que nous nous dirigeons vers la vraie.

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« Face au mal, la majorité des gens préfère regarder ailleurs », Susan Neiman interviewée par Alexandre Lacroix, 2022
Penser le mal, Susan Neiman, 2015

Synthèse sur la morale

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