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Réalité ou simulation ?
Science & Vie se fait l’écho ce mois-ci d’une expérience quantique « qui peut tout changer ». Le point de départ est l’hypothèse de la simulation. En 2003 Nick Bostrom, philosophe, constate que nos descendants disposeront d’une puissance numérique exponentielle et en tire 3 hypothèses : 1) L’humanité sera éteinte avant de pouvoir l’exploiter. 2) Elle fera le projet de simuler sa propre évolution, sous de nombreuses formes et alors il est probable que nous soyons les acteurs de l’une d’elles. 3) L’humanité ne s’intéressera pas à un tel projet.
Simpliste ? Très. Il est supposé que les humains futurs réfléchissent comme les contemporains. Que leur curiosité ne s’embarrasse plus d’éthique (ils programment des évènements abominables). Que le ‘difficile problème’ de la conscience a été résolu (un personnage de jeu vidéo n’est pas censé éprouver une conscience). Faut-il vraiment continuer ?
Passons sur les questions subsidiaires : Simulation, et alors ? Ne vivons-nous pas, pensent la majorité de nos contemporains, dans une simulation ourdie par Dieu ? Ou, pour les scientifiques, dans une simulation issue des forces physiques fondamentales ? La science ramène déjà l’entière réalité à une structure d’information. La notion de substance est discutée. Pourquoi s’inquiéter d’accoler ‘simulation’ à ‘réalité’ quand il est si difficile de les séparer ? Beaucoup de bruit pour rien.
Faut-il une conscience pour faire apparaître la réalité ?
Venons-en à l’expérience quantique, dont je vais donner le détail dans quelques instants. Une équipe de physiciens menée par Tom Campbell « souhaite donner des preuves que notre réalité est fondamentalement virtuelle » et n’apparaîtrait que lorsqu’une conscience vient la découvrir. C’est un problème irrésolu en physique quantique. Pourquoi les particules existent-elles dans un très grand nombre de probabilités superposées et nous n’en voyons qu’une ? Cette réduction appelée ‘décohérence’ n’est pas expliquée par la théorie quantique (regard ascendant). Un renversement de paradigme est que la conscience choisisse sa réalité (regard descendant). Tête à queue pour la causalité !!
Pour le journaliste de Science & Vie, « la réalité ne se formerait alors que lorsque quelqu’un la découvrirait, exactement comme le fait une simulation ». Cette phrase est particulièrement obscure. Vous pourriez la dire incohérente : l’observateur n’est pas le programmeur. Mais dans l’hypothèse de la simulation, la conscience est le programme. Elle a été fabriquée (par nos descendants, dixit Bostrom), mais c’est elle qui fabrique sa réalité simulée. D’ailleurs le rapprochement avec Matrix est une erreur grossière, puisque dans le film c’est une IA supérieure qui fabrique la réalité pour les cerveaux humains en stase (observateur et programmeur diffèrent). Parenthèse: tout l’article témoigne d’une mauvaise compréhension du sujet et n’est sans doute pas étranger au changement complet de l’équipe rédactionnelle de la revue, qui a beaucoup perdu de son niveau antérieur.
Pour que l’hypothèse de la simulation puisse être renforcée par l’expérience de Campbell, l’auteur suppose donc que la conscience programme entièrement sa réalité propre et qu’elle-même est artificielle, créée par un intervenant extérieur. Grande perversion pour l’esprit. Qui passe sous silence des questions ennuyeuses : Pourquoi la simulation permettrait-elle à la conscience de découvrir son caractère artificiel, par le biais d’une théorie quantique mal foutue ? Le programme ‘conscience’ est-il fondamentalement névrotique ? Comment toutes nos consciences s’accordent-elles pour fabriquer la même réalité ? Pourquoi choisir celle-ci et pas une autre ? Pourquoi ne pas préférer celles qu’elles enchantent dans les rêves ? La conscience ne semble guère libre et indépendante dans son propre monde, ce qui nous ramène à l’hypothèse que observateur et programmeur ne sont pas les mêmes. Et l’échafaudage du rapprochement simulation / quantique s’effondre.
L’expérience de Tom Campbell
L’expérience utilise le célèbre appareillage de la double fente. Un canon à particules envoie des photons. Ils passent par deux fentes, où est placé un 1er détecteur D1. Un 2ème détecteur D2 enregistre la figure d’interférences sur l’écran. La théorie quantique indique que le photon se comporte comme une particule quand son passage est enregistré aux fentes ; apparaît un impact unique sur l’écran. Si le passage n’est pas enregistré le photon se comporte comme une onde ; l’écran affiche une figure d’interférences.
Dans l’hypothèse où la conscience crée sa réalité, le photon ne devient particule que lorsque l’observateur prend connaissance de la mesure. Le montage de Campbell consiste alors à enregistrer les mesures de D1 (fentes) et D2 (écran) sur deux clés USB séparées puis détruire la clé de D1. L’observateur ne peut prendre connaissance de la mesure aux fentes. 2 résultats possibles sur la clé de D2 : 1) L’écran affiche un impact (photon-particule ayant subi la décohérence); l’observateur n’entre pas en ligne de compte; nous ne sommes pas dans une simulation. 2) L’écran affiche des interférences; la présence du détecteur ne suffit pas à créer la décohérence; c’est la conscience de l’observateur qui la provoque.
En résumé si Campbell obtient le résultat (2), la réalité matérielle est intégralement quantique (à l’état de probabilités superposées) tant qu’une conscience n’en a pas pris connaissance. Conclure que c’est un argument pour la simulation est excessif, nous en avons déjà vu quelques raisons. En voici d’autres : le comportement des êtres vivants sans cerveau (bactéries etc) montre qu’ils évoluent dans un monde soumis à la décohérence, sans dispositif mental. Où se situe la frontière de la “conscience” capable de créer sa simulation ? Seule manière de s’en sortir : le bon vieux solipsisme : ma conscience crée tout, y compris vous, et le reste du vivant, au même titre que la matière. Et ce blog. Vous n’existez plus. Bon, j’accepte d’écrire encore quelques lignes pour votre non-existence…
Si Campbell obtient le résultat (1), conclure que nous ne sommes pas dans une simulation est également excessif. La simulation peut être parfaite. Mais comme pour le solipsisme, alors l’hypothèse de Bostrom n’est ni réfutable ni décidable et n’offre aucun intérêt.
Faites vos jeux
Je prédis sans risque que Campbell obtiendra le résultat (1). Je le fais en tant qu’auteur de Surimposium, qui définit la nature de la conscience, de la décohérence quantique, et de la dimension complexe les séparant. Tandis que Bostrom et Campbell n’ont aucune explication pour ces phénomènes. Comment associer simulation, conscience et décohérence quand on ne sait pas les spécifier au préalable ?
Le projet de Campbell date de 2017 et cherchait son financement, obtenu finalement via Kickstarter. Le journaliste s’est-il intéressé aux raisons de ce manque d’intérêt des organismes officiels ? Qu’en pensent les physiciens hors de l’équipe de Campbell ? Je subodore qu’ils sont tellement rares à prédire le résultat (2) qu’aucun ne s’est porté volontaire pour le vérifier. Une carrière ne se construit pas sur les spéculations les plus fragiles.
Si l’affaire vous passionne, comprenez pourquoi le résultat sera (1) avec ces articles :
Étrangeté quantique à Helgoland
Peut-on mettre fin au débat sur les interprétations de la mécanique quantique ?
Bizarreries quantiques sous le double regard
Dark Matter, une dissertation sur le multivers
Mais peut-être resterez-vous séduit par le résultat (2), comme Blake Crouch, qui a associé cette possibilité à l’hypothèse du multivers pour créer le fantastique scénario de son roman Dark Matter. Exceptionnel thriller d’anticipation qui tient notre curiosité en haleine jusqu’à la dernière page. Pas notre rigueur scientifique cependant. Le nombre de raccourcis inexplicables de cette histoire avoisine l’infinité des portes que le héros peut ouvrir dans le multivers. Occam s’en serait égorgé avec son rasoir…
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