Égalité des places vs égalité des chances

Abstract: La contradiction entre égalité des places et égalité des chances n’a jamais trouvé de solution politique satisfaisante. Elle est gérée empiriquement par la présence des cercles sociaux. Les places sont privilégiées dans l’intimité et les chances dans la société globale. Les difficultés internes actuellement rencontrées par les démocraties proviennent de l’effondrement de nos cercles sociaux et d’un réveil de l’antagoniste entre égalité des places et des chances.

Schizophrénie sociale

Que recouvre exactement le principe d’égalité en démocratie ? S’agit-il d’une égalité des places, justifiée par la seule existence individuelle, ou d’une égalité des chances dans la compétition pour parvenir aux places les plus convoitées ?

Les deux principes sont contradictoires. “Chances égales” implique la reconnaissance d’une inégalité naturelle entre individus, tandis que “places égales” considère cette inégalité comme inacceptable. En résulte une politique sociale conflictuelle voire schizophrénique : l’inégalité est indéracinable dans la nature et l’égalité tout aussi inextirpable de nos idéaux. Ce paradoxe fait étouffer les débats éthiques sous les incohérences et la langue de bois. Comment rendre le sujet respirable ?

Les régimes de places fixes ou mobiles

Une revue de la littérature montre qu’aucune véritable solution n’a jamais été proposée. Les auteurs se positionnent en faveur de l’égalité des places ou des chances, n’ont jamais dissous leur contradiction. ‘Places’ et ‘chances’ ont généré de grands systèmes politiques incompatibles entre eux. Pour l’égalité des places, il s’agit bien sûr des anarchies et des communismes, mais aussi des aristocraties, monarchies et oligarchies. En effet même si les places sont inégales elles sont fixées à l’avance et il n’y a donc aucune égalité des chances.

Pour l’égalité des chances, le régime type est la démocratie ultra-libérale, dont l’exemple le plus débridé aujourd’hui est celui des États-Unis. Avec la très faible importance accordée à l’égalité des places, les écarts y sont devenus abyssaux. Les droits individuels existent toujours, certes, mais se monnayent comme n’importe quelle autre marchandise.

L’anarchie est-elle une chance ?

Ne me suis-je pas trompé dans le classement de l’anarchie ? Elle est censée faire partie des régimes libertaires mais n’a pas sa place avec l’égalité des chances. En refusant tout gouvernement L’anarchie refuse l’existence d’une société collective. Un individu peut gérer au mieux des relations avec quelques centaines de congénères, pas davantage. L’anarchie fonctionne dans les limites d’une tribu. Pas de société planétaire possible. Discuter de l’égalité des chances n’a de sens que dans l’océan social et non sur un îlot.

L’incompatibilité entre ‘places’ et ‘chances’ est au coeur de l’instabilité de tous les régimes politiques. Les systèmes fixant les places sont plus conservateurs donc durables mais se font éroder inéluctablement par l’animosité née des chances inégales. Les systèmes offrant des chances sont chaotiques par nature. Aucune place n’est définitive et les individus s’inquiètent de perdre la leur, quand ils ne peuvent progresser davantage. Devenus assez nombreux ils réclament un retour du conservatisme.

Existe-t-il une solution ?

Si vous avez lu Societarium, où je développe un système politique universel, vous la connaissez déjà. La solution repose sur les cercles sociaux. Si l’égalité des places fonctionne sur un îlot mais pas dans l’océan social, alors il faut ajouter des cercles supplémentaires autour de l’îlot.

L’îlot social, sans sa définition la plus restrictive, est le citoyen. Autour de lui, le premier cercle est son couple, puis sa famille, amis, collègues, concitoyens, ethnie, etc. Les cercles sont des ensembles qui se recoupent, cependant chacun se délimite en créant ses propres règles. Chaque contexte nous rend légèrement différents. Nous réalisons une intégration des règles attachées à tous les ensembles dans lesquels nous sommes inclus à cet instant.

Entre la place intime garantie et la chance d’une place générale

Les cercles sociaux tracent une succession de frontières entre l’individu et la société. Dès lors il est assez facile de gérer la contradiction entre égalité des places et des chances. Plus le cercle est intime, plus l’égalité des places est essentielle. Plus le cercle est général, plus c’est l’égalité des chances qui prend de l’importance.

Les résultats sont parfaitement intuitifs : les deux membres d’un couple sont parfaitement égaux en importance. Les places des enfants sont garanties au sein de la famille, quelles que soient leurs talents. À l’autre extrémité de l’échelonnement des cercles, c’est la performance qui maintient la place des gouvernants, des chefs d’entreprise, des chercheurs et des artistes, qui s’adressent à un large public.

Une justice à la louche

Mais alors la solution est simple, finalement, et nous l’utilisons déjà ! Oui, la société est une auto-organisation et la démocratie est le régime qui favorise son fonctionnement le plus fluide. Cependant cette solution n’est présente qu’à l’état empirique. Le Code Civil ne fait pas état des cercles sociaux. Les juges apprécient à leur manière les importances respectives des places et des chances pour rendre leurs verdicts, qui sont fortement influencés par leur obédience politique. Selon que vous trouvez la société très inégalitaire ou non, que vous pensez la destinée personnelle influencée plutôt par l’inné ou l’acquis, votre mansuétude diffère en face d’un délit.

Plus grave, les cercles sociaux sont en train de s’effondrer. Si la contradiction entre ‘places’ et ‘chances’ ne peut être levée qu’en leur présence, leur disparition va la radicaliser. C’est bien ce qui survient actuellement. Les troubles sociaux qui sapent nos démocraties et amplifient les populismes sont entièrement liés à l’effondrement des cercles sociaux.

Ne pas détruire ses cercles dans un réseau

Notez que les réseaux sociaux ne sont pas des cercles. Ils les effacent au contraire. Les réseaux sont des espaces bien réels et délimités, tandis que les cercles sont des espaces virtuels entièrement intégrés dans l’esprit individuel. Il n’y a aucune gêne à être à la fois marié, parent, employé, électeur, chrétien, occidental, humain. Tandis qu’il est impossible d’être à la fois de droite et de gauche, raciste et anti-raciste, conservateur et wokiste, écolo et climato-sceptique.

Les réseaux effacent les cercles en uniformisant la pensée et en la recentrant sur l’âme du groupe. Les autres cercles s’estompent, la famille ne compte plus, le collectif général non plus. Le groupe développe une puérilité chez ses membres. Ils deviennent enthousiastes, coléreux, haineux dès qu’un évènement menace l’âme du groupe. L’essor des populismes en est une conséquence directe.

En conclusion

Réconcilier l’égalité des places et des chances réclame la présence des cercles sociaux, leur hiérarchisation, enrichissement, identification claire. Ils doivent rester perméables, condition primordiale pour que l’égalité des chances puisse les traverser. L’égalité des places est sacrée pour les cercles les plus personnels, en particulier l’intimité des besoins corporels. Nous devrions avoir tous les mêmes droits à s’alimenter, se vêtir et s’abriter. Notons la polémique largement irrésolue à propos des besoins sexuels, qui font pourtant partie des nécessités élémentaires.

Plus l’on s’éloigne de ces cercles intimes, moins l’égalité des places reste justifiée. En étendant notre monde personnel, en convoitant des luxes, responsabilités et droits supplémentaires, il faut accepter d’affronter des inégalités croissantes avec les autres. Cependant les écarts restent raisonnables et acceptables quand ils se font au sein d’un cercle social, qui les contingente. C’est tout l’intérêt de protéger et multiplier nos cercles sociaux.

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