Hôpital : le grand vide existentiel

Marasme du sens? Non monnayable

Volontiers débatteur critique de nos amis de Philosophie Magazine, je me dois aujourd’hui de chanter les louanges d’Octave Larmagnac-Matheron pour son remarquable article sur la crise de l’hôpital public. Tout y est. Prenant appui sur la clairvoyance de Viktor Frankl, psychiatre autrichien, Octave clarifie remarquablement la “perte de sens”, diagnostic apporté au marasme actuel des hôpitaux publics, que les refinancements ne semblent pas pouvoir régler.

La médecine découvre en effet la dépersonnalisation, conséquence de la technocratie excessive en matière de santé. Cette emprise gestionnaire n’est pas nouvelle, mais restait une contrainte supportable avec une charge de travail acceptable. Les soignants conservaient une vie libre et enrichissante en dehors de l’hôpital.

De statue à truelle…

La pandémie a changé la donne. Afflux de patients, tensions majeures provoquées par les antivax, sous-effectif, plus de récupération, loisirs étouffés dans leur diversité par le confinement. Les soignants ont pris brutalement conscience d’une évolution rampante de leur statut depuis des décennies : ils sont devenus les rouages d’une machine administrative et économique comme les autres.

Pourquoi se plaindre d’un statut finalement identique à la plupart des employés et des ouvriers ? Même les cadres subissent de la part des entreprises des pressions plus importantes que les médecins. Se morfondre, quand on est soignant, n’est-ce alors que protester contre la perte d’une position privilégiée ?

Une marchandise spéciale

Non, pour une raison essentielle : la marchandise n’est pas la même. Les gens eux-mêmes y mettent une valeur capitale, voire excessive : leur santé. La conserver n’est pas qu’affaire technologique. L’humain, c’est un esprit intriqué à un corps. Les tentatives de prises en charge de l’un sans l’autre échouent lamentablement. La médicamentation idéale ne fonctionne pas sans un minimum d’empathie, ne serait-ce que pour l’observance des prises. Les seuls patients auxquels je peux me contenter de tendre l’ordonnance sont ceux ayant déjà un très grand amour d’eux-mêmes. Ils ne sont pas une majorité. Heureusement, peut-être, pour la vie en société.

Les soignants distribuent de l’empathie même auprès des plus dissuasifs : coléreux, réticents, inquiets, stupides, désobéissants, suicidaires, cyniques, je-sais-tout etc… tous ces traits de caractères volontiers amplifiés chez un malade. Ce qui l’excuse en grande partie. L’empathie fonctionne mieux que le conflit pour le faire redevenir lui-même. Mais l’effort véritablement pénible concerne le patient qui est déjà lui-même. L’empathie tombe dans le vide. La nouveauté qui a usé le plus les soignants depuis 2 ans ? Les antivax, qui ne sont pas temporairement perturbés par la pandémie. Ils ont intégré, dans leur identité profonde, une méfiance et une hostilité aux soignants. Du jamais vu depuis les débuts de la médecine.

L’empathie, gratuite comme le soleil

Pourquoi l’empathie, inspiration si précieuse, n’a-t-elle jamais nécessité de rémunération ? Elle fonctionne à double sens. Pourquoi payer une chose qui se multiplie comme les petits pains de la Bible ? Mais aujourd’hui l’empathie des soignants devient solitaire. Qu’elle reste un dû, sans échange, en fait un boulet épuisant. Pourquoi ne profiterais-je pas du statut d’individu-roi comme les autres ?

Les soignants sont certainement marris de descendre d’un piédestal. Mais peut-être est-ce le reste de la société qui en est trop descendu ? Employés, ouvriers, et même les cadres, anonymisés par des cellules de travail étroites et clonées. Sans oeuvre, pas de sens à notre journée. Sans oeuvre, pas d’expansion à notre identité, pas de débordement d’empathie, déjà difficile à trouver pour soi. Ne faudrait-il pas redonner du sens au travail en général, plutôt que décourager ceux qui en gardent des traces ?

La face détestable du corporatisme

La technocratie administrative n’est pas seule coupable. Les médecins ont leur part. Ont-ils participé à la gestion de la santé, pour éviter le débordement des dépenses et le poids insupportable qu’elles ont aujourd’hui ? Se sont-ils efforcés de dépenser efficacement, en réfléchissant sur l’utilitarisme médical ? Nullement. Ils se sont au contraire embastillés contre les injonctions de maîtrise, malgré un budget hors de contrôle. Résultat : un fonctionnaire derrière l’épaule de chaque médecin, pour regarder ce qu’il prescrit, placer des garde-fous économiques plutôt que médicalisés.

Au lieu de participer à la maîtrise, les syndicats médicaux se sont refermés sur une défense corporatiste, indigne de leur niveau d’étude et d’envergure sociale. S’ils avaient fait leur travail de médiation, il y aurait bien moins de contrôleurs pour bien plus de soignants, et ces effectifs satisfaisants auraient encaissé sans broncher la surcharge de la pandémie. Sans couler l’économie de surcroît.

Investiture potagère

Tandis qu’aujourd’hui, après ce double échec des syndicats et de l’administration, le “quoi qu’il en coûte” n’a pas empêché l’effondrement du moral des soignants, et une fuite vers des métiers nerveusement moins exigeants, comme cultiver son potager…

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Les solutions méritent un article (ou un livre) complémentaire mais sont très bien esquissées par Frankl et Octave :
-retrouver un rapport intime à l’oeuvre
-sortir de la conception autocentrée des relations empathiques et amoureuses
-accepter le défi de souffrir courageusement. Point le plus délicat à soutenir, mais effectivement : « Le sens de la vie […] inclut même le sens potentiel d’une souffrance inévitable ».

Liens:
Crises et tensions au sein de l’hôpital public : changer la donne ou donner le change ?
L’hôpital au point de rupture : une crise qui vient de loin
L’article à lire pour comprendre comment fonctionne l’hôpital public (et pourquoi ça craque)

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