Le mauvais troisième

(illustration empruntée à l’excellent Gébé)

Le couple dysharmonieux

Qui ne connaît pas des compagnons tellement mal assortis qu’on se demande comment ils ont pu avoir l’idée de se mettre ensemble ? Pire, leurs relations bancales s’émaillent de crises et violences, mais les pires fureurs verbales et physiques n’empêchent pas les fâchés de recoller rapidement les morceaux. Vous levez les yeux au ciel, vous retenant à grand peine de traiter votre fille ou votre meilleure amie de complète abrutie ! Comment tomber à ce point dans la déraison ?

La dépendance sexuelle est soupçonnée. Quand c’est l’éclate au lit, le reste est secondaire. L’humain trouve son plaisir dans les contrastes, pas la monotonie. Bien des compagnons fiers de leur côté sécurisant restent bouche bée le jour où la fidèle moitié se fait séduire et quitte une vie débonnaire sans jamais avoir entamé la moindre altercation. Donc oui, le sexe est la meilleure alternative à l’ennui, et le vrai début des petits soins pour l’autre. Mais tout de même, est-ce suffisant pour expliquer que les unes restent malgré les coups brutaux, et les uns font de même malgré les injures vicieuses ?

Entrée en lice du troisième

Les choses s’éclairent avec le concept du troisième larron. Ce troisième n’est pas le briseur de ménage mais au contraire ce qui en symbolise la durabilité. Il est le Tout formé par l’union des deux compagnons, la permanence du lien qui se maintient en l’absence de l’autre. C’est la petite voix du troisième larron qui nous fait savoir ce que la chère moitié penserait en chaque circonstance et ajuste notre décision en conséquence.

Le troisième est plus facile à comprendre quand on l’appelle conscience sociale, ce grand Tout partagé avec nos concitoyens. Cette conscience collective n’existe qu’à travers sa ressemblance en chacun d’entre nous. Tout le monde n’y participe pas avec la même vigueur. Certains y sont carrément hostiles et cherchent à s’en affranchir. Divorce qui, comme les autres, finit volontiers au tribunal. La conscience sociale est un puissant troisième, parce que partagée par un très grand nombre d’individus. Elle fonde l’idée même de société. Impossible de complètement lui échapper.

L’asymétrie du troisième

Le troisième larron est la même chose à l’échelle du couple. Le cercle social est ici plus restreint. Personne ne nous met directement en prison si nous cherchons à le fuir. Ce troisième est plus fragile ; il s’estompe d’autant plus vite qu’il est récent et peu investi par les partenaires. Autre façon de le dire : si je place peu d’espoirs dans mon couple, je ne fais guère d’efforts pour l’agrément de mon compagnon. Je n’investis rien dans le troisième.

Ce n’est pas forcément symétrique. Le compagnon peut investir au contraire des espoirs vraiment fous. Le compte de l’amour est flou parce qu’il recouvre une multitude d’aspects : le sexe bien sûr, qui nous est venu en premier à l’esprit, mais aussi la sécurité financière, la communauté de passions, de métiers, des manières de voir les choses qui se répondent, la beauté de l’autre pour les autres (narcissisme) etc. Ces incitations n’étant pas symétriques, les parts de chacun dans le troisième ne sont pas équivalentes. Quand l’un a 90% des parts, il ou elle « s’accroche » à la relation. L’autre, avec ses 10%, « s’en fout » davantage. Mais c’est lui qui tient le destin du couple entre ses mains. Si ces 10% sont malgré tout un investissement intéressant pour lui, le couple se perpétuera. Lui seul décidera de la fin.

Désappariés mais soudés

Certains couples qui apparaissent si mal assortis ont pourtant un troisième très puissant, tandis que des couples sans histoire manquent justement d’histoires pour construire leur troisième et se séparent dans une quasi indifférence. Un troisième, d’ailleurs, ça s’entretient. Des couples fusionnent profondément à la flamme d’une passion sexuelle ou d’évènements exceptionnels affrontés ensemble. Le troisième a une épaisseur remarquable. Mais la soudure ne tient que si d’autres histoires la réchauffent régulièrement. L’oxydation guette tous les troisièmes.

Si nous avons mal jugé l’appariement d’un couple, c’est à cause de représentations trop globales des deux partenaires. Nous ne connaissons pas la force des critères qu’ils utilisent pour fabriquer leur troisième. Qui avoue sincèrement à ses proches les détails de son idéal féminin ou masculin ? Qui ose parler des interdits qui l’entourent ? Sait-on d’ailleurs bien soi-même pourquoi on se sent envahi par telle préférence ? Quelles traces de nos sentiments infantiles cherchons-nous encore à satisfaire dans le choix du compagnon ?

Parfois c’est à cause d’histoires enfouies que nous alimentons encore le troisième, alors que l’autre s’en est lassé. On est incapable de quitter. Ou à l’inverse il nous est impossible de fabriquer un troisième. Toute relation est vouée à l’échec, quelque soit les qualités du cofondateur.

La hiérarchie des troisièmes

Une dernière caractéristique du troisième larron est primordiale : sa porosité. Bien des cercles sociaux séparent le couple de l’humanité vue en totalité. Chacun de ces cercles produit sa conscience spécifique : famille proche, lointaine, amis, collègues de travail, voisins, habitants du quartier, ceux partageant notre folklore, etc etc. Le troisième larron, celui de notre couple, est inclus lui-même dans une hiérarchie d’autres troisièmes, ces consciences plus élargies mais tout aussi importantes dans leur propre cercle. Elles peuvent entrer en conflit. Que faites-vous par exemple si votre conjoint s’engage dans une arnaque au fisc sans votre accord ? Votre conscience citoyenne s’oppose à votre conscience de couple. Bataille de troisièmes ? Ça dépend de leur porosité.

Un troisième larron dépourvu de porosité, c’est un couple qui compte plus que tout le reste. Vous êtes prêt à aller en prison avec votre conjoint, même si vous n’avez rien décidé. Ce troisième très cuirassé est admirable quand le couple est un pur bonheur. Mais il vous rendra dépressif si le couple est d’un ennui mortel. Vous êtes dissuadé de chercher un peu d’animation ailleurs, ce qui pourrait sauver le ménage. Le troisième larron cuirassé fait des couples durables, mais quand ils cassent c’est méchant, brutal, parfois mortel.

Poreux… pour eux

Le troisième poreux est plus souple. Le partenaire ne se formalise pas quand vous passez du temps avec des amis intimes, voire des séducteurs potentiels. Dans ce troisième, le partenaire n’est pas notre propriété. Il reste parce que lui aussi veut investir dans le couple, y voit des avantages conséquents, des sentiments plus profonds, plus solides, plus sincèrement partagés. Dans ce type de troisième, les parts sont plus souvent à 50-50 qu’à 90-10. Ce sont les couples les plus équilibrés, qui ne craignent pas de se perdre parce qu’ils seront temporairement séparés, ou accaparés par un projet professionnel intense, ou secoués par un conflit familial sordide.

Dans ces couples, la porosité du troisième larron laisse entrer les autres consciences sociales, les soucis à propos d’enfants qui ne sont pas les nôtres, les conflits du passé comme les inquiétudes sur l’avenir. Cette porosité permet à notre troisième d’étendre sa fusion au monde. Il nous permet d’englober un peu plus de réalité, et d’être un peu moins seul pour y parvenir. Car elle est toujours bien trop grosse pour être complètement digérée…

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