Comment évaluer vraiment la souffrance animale ?

Abstract: Entre les positions stériles du dénigrement de la souffrance animale et de l’analogisme humain-animal, la vérité est que l’expérience de la souffrance est strictement individuelle et connotée “atroce” d’après des critères moraux plutôt que physiques. La souffrance animale exacerbée est notre souffrance humaine négligée.

Les capteurs de la douleur sont universels, pas ce qui les éprouve

Comment juger la souffrance animale alors que tout le monde s’accorde à dire que seul l’être éprouvant sa propre souffrance peut porter ce type de jugement ? Chaque monde intérieur en effet est unique, pour l’animal comme pour l’humain. Ce n’est que dans ce monde que la souffrance peut être expérimentée, représentée, évaluée. Toute autre interprétation ne relève que de l’analogie entre des univers différents. L’analogie devient grossière voire stupide quand les univers sont radicalement étrangers parce que les perceptions sont traitées par des systèmes nerveux à des stades évolutifs fort éloignés.

La difficulté à trouver des réponses tend paradoxalement à les rendre extrémistes plutôt que nuancées. Il y a d’un côté les ontologistes, que l’on n’entend plus beaucoup aujourd’hui, mais qui incluent des philosophes célèbres, initiateurs du rationalisme. Descartes et Malebranche considéraient les animaux comme des mécaniques animées, incapables de ressentir —pas de mal dans les autres branches, dit Malebranche. C’était pour eux une ânerie de faire l’équivalence entre un cri animal et une plainte humaine, simplement parce que les sons se ressemblent.

Ils n’ont pas entièrement tort. Avez-vous déjà entendu le cri de la jeune effraie ? Il fait penser à un bébé que l’on égorge en pleine nuit, et fait sauter sur ses talons la première fois qu’on l’entend, alors que l’oisillon ne fait que réclamer gentiment sa pitance à la mère partie chasser.

L’animal miroir de l’humain reflète… l’humain

Aujourd’hui ce sont les “sensitifs” qui sont devenus omniprésents. Les meuglements de vaches brûlant vives dans une ferme au Texas bouleversent les réseaux sociaux. Les défenseurs des droits des animaux voudraient les hausser à un niveau nettement supérieur à celui d’une majorité des humains contemporains. Position extrême à l’opposé des ontologistes. Parce que les signes de la douleur sont similaires chez l’humain et l’animal, les expériences de souffrance sont rendues elles aussi équivalentes. La “boîte noire” qui sépare les perceptions et l’espace de traitement conscient est ignorée. Pourtant c’est d’elle que vient l’entière expérience individuelle de la souffrance.

Entre les extrêmes, Sébastien Moro va “au coeur des émotions et des perceptions animales” dans sa BD ‘Les cerveaux de la ferme. Il expose exhaustivement l’ontologie des fonctions mentales animales, bien plus sophistiquée qu’on l’imaginait jusque récemment. Cependant il ne faudrait pas faire de ces découvertes la confirmation du bastion ‘sensitiviste’ au prétexte qu’elles rapprochent l’animal de l’humain. Elles ne font que décrédibiliser le bastion ontologiste réducteur. L’humain est raccordé à son origine évolutive. Les particularités de son esprit ne sont plus sanctuarisées comme aux siècles passés. Malheureusement les découvertes éthologiques n’amènent aucun progrès sur le problème de la conscience éprouvée par l’activation des fonctions mentales.

En ramenant la sensation animale à la sienne on simplifie… l’humanité

Pour comprendre à quel point la simplification fonction=expérience est hâtive et irréaliste, il faut réaliser d’abord l’incroyable diversité des expériences humaines de la douleur. Alors que nos cerveaux sont tous bâtis sur la même anatomie fonctionnelle, le traitement des perceptions douloureuses aboutit à des expériences dramatiquement différentes, voire opposées. Les personnes jamais préparées à cette expérience la vivent très mal —Cf l’enfant vacciné sans avertissement, supposé aussi indifférent qu’un adulte à cette douleur bénigne. D’autres personnes ont une construction mentale qui les rend extrêmement sensibles à tous leurs signaux sensoriels, au point qu’ils sont éprouvés comme douloureux alors même qu’ils restent biologiquement dans les limites normales —fibromyalgie, haut potentiel émotionnel, hyperesthésie.

À l’inverse, des personnes sont quasi insensibles à la douleur, spontanément ou après entraînement. La souffrance leur est inconnue, ou peu gênante, dans des circonstances qui feraient hurler et supplier des hypersensibles. Comment les uns et les autres pourraient-ils s’accorder à évaluer leurs expériences ? Constatons à quel point il est irréaliste de rendre équivalents ces mondes personnels, alors même qu’ils sont anatomiquement identiques. Cela devient même aberrant lorsque les systèmes nerveux ont des degrés de sophistication éloignés, conçus pour des contextes complètement étrangers à la société humaine. Il faut garder à l’esprit qu’au sein de l’espèce unique qui est la nôtre, la culture entraîne déjà des traitements de la souffrance fort différents d’une région à l’autre, et ce quelle que soit l’intelligence émotionnelle individuelle.

Synthèse dans un langage philosophique universel

Synthèse: Il est stérile de réduire la souffrance à des échanges entre neurones de la perception, comme le font les ontologistes, ce qui consiste à nier l’expérience éprouvée. Il est tout aussi stérile de faire l’analogie entre les expériences humaines, et encore plus inter-espèces. Dans la terminologie de l’ UniPhiM (Universal Philosophical Method), cela veut dire se cantonner au regard ascendant (comment les choses se constituent) ou descendant (comment les choses sont éprouvées), sans comprendre que ces regards doivent coïncider. La rencontre possible, ici, se situe entre les positions extrêmes des ontologistes et des ‘sensitifs’. Chaque animal, humain, ou autre, éprouve les choses à sa manière unique, interne, et tout jugement externe est au mieux une analogie approximative.

18.000 vaches brûlées sont 18.000 supplices différents et non un gigantesque supplice

Parmi les vaches qui ont agonisé dans l’incendie du Texas, certaines ont souffert bien plus atrocement que d’autres, autour d’une “moyenne” de l’expérience de la mort par les vaches, qui n’a donc aucune signification individuelle. Elle n’a de signification que pour celui qui interprète et compare avec sa propre tolérance à la souffrance. L’hypersensible exacerbera le ressenti en le rapprochant du sien en pareille circonstance, parce que cette expérience a une célébrité exceptionnelle dans son univers mental, alors même qu’elle n’a jamais encore été éprouvée. L’insensible mettra dédaigneusement cette souffrance de côté en disant que si lui, être à la conscience évoluée, est capable de l’endurer, un animal plus fruste la ressent encore moins crûment.

Hypersensible et insensible, les deux se trompent lourdement, parce qu’ils font des analogies entre mondes qualitativement différents, impossibles à comparer objectivement. Il n’est pas même possible de soutenir qu’ils encadrent la vérité, parce que deux analogies ne cernent pas l’essence de quelque chose. La seule manière de connaître la souffrance de quelqu’un est de l’interroger, et même alors c’est une connaissance et non pas une expérience partagée, car le langage est un intermédiaire grossier pour décrire un ressenti.

Douleur physique et souffrance morale, des vases communicants qui restent séparés

Le cri d’un animal blessé est un intermédiaire grossier au point d’en devenir inutilisable. Il est déjà difficile de se faire un jugement de la souffrance humaine exprimée par le langage. Certains souffrent atrocement mais n’ont pas les mots. D’autres déblatèrent des pages entières de langage fleuri à propos d’un désagrément insignifiant. Alors comment rapprocher notre impression de celle d’un animal dont nous n’entendons que le cri primal, tellement sommaire que nous ne comprenons rien. La souffrance n’est pas simple dans l’échelle des sensations, c’est la douleur nociceptive qui est simple. La souffrance est complexe. Plus le système nerveux est sophistiqué, intégrateur d’un contexte incroyablement riche, plus la souffrance est riche également de tous ces critères, ce qui la rend effroyable, ce qui transforme une simple douleur physique en coup de poignard moral.

Même intense, la douleur physique est supportable quand le contexte est moralement acceptable. Pensez à ce chirurgien sibérien qui s’est opéré lui-même de l’appendicite parce qu’aucun confrère ne pointait son nez à moins de 1000 kms à la ronde. Quand l’intensité devient insupportable, l’évanouissement éteint ce signal devenu inutile. La physiologie fonctionne bien. Ce qui fonctionne mal, plus souvent, est la société humaine, avec ses déboires moraux, ses injustices insupportables. Quand nous ne parvenons pas à les résoudre, nous les transposons chez les animaux. Nous leur attribuons des relations sociales et des sensations identiques aux nôtres. Nous retrouvons notre souffrance dans la leur, parce que nous n’arrivons pas à faire reconnaître la nôtre. La souffrance animale exacerbée est la souffrance humaine négligée.

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Les cerveaux de la ferme, au coeur des émotions et des perceptions animales, BD de Sébastien Moro et Layla Benabid 2023
Vaches mortes au Texas : le cri de la souffrance, Philomag 2023

Voir aussi:
Les philosophes et la souffrance animale
La souffrance de qui, de quoi?

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