Morale (7): Moralement responsable?

Passion tumorale

Suis-je responsable, personnellement, d’une morale que la société trouverait inadaptée ? Cette question, qui attaque de front celle de libre-arbitre, n’a pas de réponse simple. Voyons le cas d’un américain qui, en 2000, devient brutalement agresseur sexuel. Marié et sans histoire jusque là, il se passionne inopinément pour la prostitution, la pédopornographie, fait des avances à sa belle-fille. La mère le dénonce et il écope d’une obligation de soins. Au lieu de s’amender il harcèle les femmes du centre où il est pris en charge.

Un nouveau jugement va l’envoyer en prison. Quelques heures avant, il fait un bilan à l’hôpital en raison de migraines récemment aggravées. On lui découvre une tumeur cérébrale bénigne mais massive. Son comportement redevient normal après l’ablation. 6 mois plus tard : rechute de sa déviance. Un contrôle montre qu’un bout de la tumeur, oublié, a repoussé. La 2ème opération le guérit définitivement.

Neuroscience de la morale

Cette histoire de tumeur amoralisante nous emmène sur une pente glissante. Pourquoi ne pas accuser des liaisons neurales mal foutues de tous nos écarts moraux ? C’est quand même plus simple de réparer avec un fer à souder biologique que se taper ces innombrables dissertations de tramwayologues !

La jonction temporo-pariétale droite est considérée comme le carrefour de l’altruisme. Ce réseau signale un conflit entre valeurs matérielles et morales. Le cortex préfrontal dorso-latéral, lui, intègre morale et émotions. Son inhibition ciblée rend l’éthique du cobaye plus utilitariste. Nous pouvons enfin pousser l’obèse sans état d’âme.

Suis-je responsable de la présence ou non de ces connexions dans mon cerveau ? Si la société dit que telle configuration améliorerait mon comportement moral, peut-elle me l’imposer au prétexte que je suis incapable de m’en rendre compte, étant seulement résultat de ladite configuration ? À quand les dispensaires de morale, où nous serions recâblés proprement ? Brrr…

Choisit-on ou subit-on l’amoralité?

Un comportement subitement pathologique est facile à repérer, comme dans le cas précédent de tumeur géante. Mais si les changements sont insidieux ? Comment être sûr, devant une déviance, que des liaisons n’ont pas été altérées par un incident plus anodin, récent ou ancien ? Combien de délinquants sont partis en prison parce qu’un infime caillot ou une bulle de gaz a sous-oxygéné quelques neurones et rompu une partie du réseau dendritique local ?

Nous ne le saurons jamais. Pour limiter les erreurs, les tribunaux tendent un filet empirique. Ils relaxent plus facilement un accusé aux antécédents vierges. Ou au contraire l’envoient sans discuter à l’asile quand son cas est déclaré psychiatrique. Entre les deux, nous sommes responsables de nos incidents neuraux. Comme notre obèse est responsable de son poids. Il faut qu’il soit vraiment très très gros pour être déclaré irresponsable et que le système de santé lui rembourse sa sleeve. Voilà une complication supplémentaire pour notre dilemme. Avant de le jeter sur la voie, l’a-t-on jugé responsable de son état ? En est-il malheureux ? Si vous avez discuté avec l’obèse juste avant l’irruption du wagon fou, tuerez-vous un bienheureux aussi facilement qu’un dépressif ?

Tyrannie de la conscience sociale

Cette réduction de la morale à une affaire de connexions neurales semble dépouiller notre jugement de toute qualité… morale. Pour le sauver nous avons besoin du double regard. Grâce à lui notons que c’est uniquement le regard descendant qui porte un jugement, et qui le pousse de plus en plus bas dans l’organisation du comportement. Organisation philosophique, psychologique, neurale, inscrite dans la génétique… C’est l’abstraction la plus haute de cette pyramide, la conscience sociale, hiérarchiquement dominante, qui enjoint aux rouages sous-jacents de se conformer à son idéal supérieur. S’ils ne le font pas, ils sont jugés coupables.

Un gène peut se retrouver au tribunal de cette manière. Un mouvement d’eugénisme a saisi la psychiatrie au siècle dernier, particulièrement aux USA. Son objectif est d’éliminer les gènes fréquemment mis en cause dans des pathologies mentales. Peu importe qu’ils ne soient pas systématiquement en cause. Une statistique défavorable suffit à déclencher le principe de précaution. Pour les perspectives idéalisées des psychiatres eugénistes, cette manière radicale est la plus efficace pour éliminer les maladies mentales. Fanatisme du regard descendant.

En poussant le raisonnement à son terme, l’éradication du chromosome Y est logique. Il conduit au phénotype mâle, responsable d’une majoration de l’agressivité et de 90% des crimes. La féminisation complète de l’espèce humaine est donc souhaitable, avec procréation artificielle pour pallier au principal inconvénient. Notons qu’ironiquement cela fait disparaître aussi les psychiatres eugénistes à l’origine de la mesure, tous mâles. Une coïncidence ?

En ascendance, un système qui s’auto-organise

L’attribution d’une responsabilité morale est la caractéristique du regard descendant. Pour l’ascendant cette responsabilité n’existe pas. Des gènes se répandent, s’associent, produisent un organisme, qui survit ou non selon le contexte. Le mental affine le comportement, donne lieu à des effets surprenants, éventuellement répréhensibles d’un point de vue collectif. Mais c’est dans sa nature de diversifier, d’essayer.

Certains rouages psychologiques entraînent des inconvénients nettement inférieurs aux bénéfices. Que se passe-t-il quand les émotions, si critiquées par Kant, sont absentes ? Nous avons un psychopathe, la version la plus dangereuse de l’humain en société.

La vision ascendante fondamentale est celle d’un système qui s’auto-organise physiquement puis mentalement pour s’adapter au mieux à un environnement. Si l’organisme avait été placé dans un contexte différent, certainement son comportement aurait-il été différent.

La responsabilité au carrefour d’un conflit

Aucune responsabilité morale dans la direction ascendante du regard, responsabilité sans fin dans le sens descendant —on pourrait la remonter aux générations précédentes, qui ont répandu leurs gènes délétères. C’est un conflit analogue à celui du sens humien versus le sens kantien de la morale. Alors est-il possible de dissoudre la controverse aussi facilement que pour Hume et Kant dans l’article précédent ?

J’ai éteint le désaccord en montrant qu’ils ont tous deux raison, de leur point de vue, aucun n’étant réductible à l’autre. Mais où leurs directions contraires peuvent-elles se rejoindre ? Il faut une responsabilité à Kant, sinon la raison ne peut juger personne. Or la société en a besoin pour fonctionner. L’évolution elle-même adoube cette nécessité, puisqu’elle nous a sélectionnés pour reconnaître l’intention dans les êtres vivants, son imprévisibilité, donc son libre-arbitre.

Il faut un acquittement à Hume, puisque nous ne pourrions pas fonctionner sans nos instincts et qu’ils nous dirigent implicitement. Impossible de les étiqueter ‘bons’ ou ‘mauvais’. Ils ont des motifs biologiques, anciens, évolutionnaires. ‘Ce qui étiquette’ est tout récent. C’est peut-être cela qui se trompe ? ‘Ce qui étiquette’ ne fournit pas les moyens de choisir son étiquette. L’enfant n’est pas responsable du milieu où il naît, où il grandit. Comment trancher ?

Où se faire rencontrer les deux regards?

Surimposium montre la voie. La transition entre gènes et conscience sociale n’est pas une continuité. Il s’agit d’organisations successives se surimposant aux précédentes. Épaisseur de complexité croissante. À quelle hauteur veut-on se faire rencontrer les deux regards ? C’est cela, la véritable décision à prendre.

Si un trouble de l’ordre social était intégralement attribuable à un gène, il faudrait éradiquer celui-ci. Et nous ferions appel aux médecins. Mais ce n’est jamais le cas en matière de conscience sociale. Même pour les maladies physiques c’est rare. Il existe déjà une surimposition notable entre gènes et symptômes éprouvés.

Si le trouble était entièrement la faute d’un mauvais système social, il faudrait changer celui-ci. Et nous ferions appel aux politiciens. Mais il n’existe pas de système idéal. Ils présupposent les citoyens identiques alors qu’ils sont uniques, hébergent une version personnelle de la conscience sociale. Le système n’existe pas ailleurs que dans leurs têtes. C’est à eux de le reconstruire en permanence à partir de règles simples, avons-nous vu précédemment.

Où situer la réhabilitation de l’individu?

Si le trouble est le fait d’une psychologie déficiente chez l’individu, il faut en départager les différents responsables. Il est censé recevoir : des conditions équitables (de la société), empathie et protection (des parents), éducation (de l’école). Et lui-même est censé profiter de ces influences positives. La bouteille à l’encre ? Juges et psychologues tentent d’y voir plus clair, mais la personnalisation est coûteuse et limitée. Impossible d’inscrire au dossier toutes ces strates de maturation, depuis le premier cri innocent jusqu’à la dernière bêtise crapuleuse.

La société n’a pas les moyens de situer le niveau de responsabilité de chacun de ses membres ? La seule solution est qu’ils le fassent eux-mêmes. Comment ? En réclamant cette responsabilité. La méthode actuellement en place est d’une grossièreté à peine croyable pour le degré de sophistication atteint par la société moderne. Elle se réduit à donner arbitrairement la majorité aux individus atteignant l’âge de 18 ans.

L’aberration de la majorité civile

La responsabilité nous tombe sur la tête d’une heure à l’autre. Existe-t-il une préparation à cet évènement assourdissant ? Aucune. Chaque adolescent est censé savoir ce que la majorité signifie et à quoi s’attendre ensuite. Les parents y vont parfois de leur discours relou : « Tu vas bientôt être majeur et tu devrais… ». À 18 ans, certains ados peuvent déjà depuis longtemps exercer leur responsabilité, d’autres pas du tout. La majorité n’est pas une légion d’honneur, c’est une démission absurde de la société.

Les tribus primitives, ayant de moins grands nombres à gérer, s’occupaient mieux de ces transitions. Elles ont compris très tôt l’intérêt des étapes initiatiques successives. La responsabilité arrivait à l’individu par tranches, plus faciles à digérer. Aujourd’hui, dans un vaste égalitarisme imbécile noyant autant les individus que leurs âges, ces étapes sont abolies.

Une responsabilité astrologique

Il n’existe aucun engagement à prendre pour accéder à la majorité. Vous ne la réclamez pas, la société ne vous la décerne pas, c’est le calendrier qui fait tout. La plus importante des étapes psychologiques de notre vie ne s’ancre dans aucun symbole humaniste. Elle survient parce que la planète a fait 18 fois le tour du soleil après que nous ayons ouvert les yeux sur sa lumière. Vous les clignez une fois de plus et votre responsabilité d’adulte est là. Magique.

La société est la Déesse de la Pingrerie. Elle donne gratuitement une majorité que nous ne songeons pas à réclamer ; par contre avoir le droit de conduire, de posséder sa maison, d’exercer le métier dont on rêve, c’est une autre histoire. Parfois ces droits ne sont jamais accordés. D’un côté, des barrières presque insurmontables pour réaliser nos désirs, de l’autre, une responsabilité automatique pour les incidents qui pourraient survenir. Vivre en société aujourd’hui, est-ce vraiment une protection, ou une jungle plus dangereuse qu’à l’époque où chaque adulte de la tribu protégeait ses rejetons à tout prix ?

Permis de se conduire

Le permis de conduire s’obtient quand on a démontré son aptitude à conduire. Pourquoi ne pas faire de même pour l’essentiel « permis de se conduire » ? Passer ce permis par étapes successives, à mesure que l’on s’est approprié les éléments de conscience nécessaires à la vie sociale. Chacune de ces étapes initiatiques n’a rien d’obligatoire. Elles devraient faire l’objet d’une demande, d’un engagement. Pour mériter les droits qui s’y attachent. Construire sa responsabilité, brique par brique.

Nos pauvres juges, complètement dépassés, pourraient enfin prendre des vacances. Ils n’auraient devant eux que des propriétaires de droits. Volontaires. Donc faciles à déclarer responsables. Et qui pourraient remplir eux-mêmes le contenu du jugement, avant de le signer. Aaah… ne dites rien. Laissez-moi profiter de mon utopie.

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A causal role for right temporo-parietal junction in signaling moral conflict, Obeso & al
tDCS Over DLPFC Leads to Less Utilitarian Response in Moral-Personal Judgment, Zheng & al

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