Abstract: À partir du principe des citoyens ‘parties d’un Tout social’ et de la définition de ‘civilisation’, je décris un régime politique universel comme créant une hiérarchie d’organisation mais la gardant constamment à portée des citoyens.
De l’universel au milieu du chaos politique?
Quel régime politique peut s’adapter à des critères aussi variés que taille des populations, histoire culturelle, fondamentaux religieux, migrations, guerres, trafic économique, communautarisme, catastrophes naturelles, etc ? Ce n’est pas par hasard que les régimes suivent un cycle —Platon le décrivait ainsi il y a 2.400 ans : aristocratie, timocratie, oligarchie, démocratie et tyrannie. Chaque régime satisfait une partie des aspirations des habitants et en déçoit d’autres. Il est temporaire. Nos démocraties occidentales sont jeunes et nous voyons déjà leur usure face aux mutations sociales. Elles évoluent en anarchie —ce dont les accusait déjà Platon— tandis que d’autres nations sont à des phases oligarchiques ou tyranniques de leurs cycles.
Voilà le défi majeur pour un régime universel : comment le rendre aussi efficace quelle que soit la mosaïque de régimes particuliers qui l’entoure ? Comment lui garder sa stabilité face aux multiples intimidations internes et externes ? La démocratie semble autant menacée par ses citoyens les plus excités que par les autocrates étrangers.
Une importance individuelle à diversifier
Lecteur du blog, vous avez déjà une idée de ce peut être un régime universel, après Le principe T<>D en sociologie et Que veut dire ‘décivilisation’? Dans le premier article j’explique que plus une société est populeuse et diversifiée plus sa hiérarchie doit s’allonger et s’assouplir, de manière à amener les nouveaux à leur meilleure place et éventuellement faire quitter aux anciens leur niveau d’incompétence. La méritocratie associée à la hiérarchie, pénible pour les moins bien notés, atténue ses inconvénients quand les branches de la hiérarchie s’étendent. Chaque extrémité est un petit sommet de réussite. Qu’elles se multiplient suffisamment et chaque citoyen gagne une place mieux personnalisée dans sa négociation avec le Tout social.
Les démocraties socialisantes sont piégées par un égalitarisme de résultat alors qu’il devrait être d’importance. Je m’explique : l’égalitarisme d’importance est un principe ontologique. « Tous les citoyens ont un droit égal à l’importance ». C’est un principe unificateur, reproduit dans toutes les opinions : les différences génétiques ne relèvent pas de la responsabilité individuelle ; c’est un bagage avec lequel nous nous lançons ; la responsabilité commence avec le début du voyage. Éthique solidaire humaine.
Le piège de l’égalitarisme de résultat
L’égalitarisme de résultat est un principe téléologique. « Tous les citoyens devraient posséder les mêmes avantages ». Ce principe regarde où sont parvenus les voyageurs. Leurs acquis diffèrent forcément, mais jusqu’où ces différences sont-elles acceptables ? Les opinions divergent autant que les acquis en question. Impossible d’établir une éthique universelle avec ce regard-là.
Le moteur social constructif est le droit égal à l’importance, tandis que l’égalité de résultat est le frein et finit par causer la panne du régime politique, même quand il semble respecter les grands idéaux démocratiques. La démocratie n’est pas le régime universel car beaucoup de ces idéaux sont téléologiques, circonstanciels. Ils interrompent l’auto-organisation née de l’ontologie, des micro-mécanismes humains interactifs, seule direction incontournable.
La civilisation n’est pas une mode
Si l’on veut modéliser cette ontologie, d’où faut-il la faire démarrer ? Nous devons définir un ensemble homogène d’éléments, évident pour tous ceux qui y sont inclus. Cet ensemble est l’espèce humaine. L’ontologie part d’une solidarité génétique et doit effacer les variations liées aux agencements de gènes. Seule éthique indiscutable, seul idéal universel pour l’espèce. Les autres sont des opinions et suivent des modes.
Dans le 2ème article je redéfinis la civilisation comme le progrès apporté par un régime politique à la relation entre les citoyens et le Tout social. La décivilisation est la dégradation de cette relation. Le Tout est représenté par un gouvernement mais ce serait une erreur de le réduire aux gouvernants, dont le rôle est symbolique. En matière de complexité le Tout s’impose aux parties. Si les parties refusent de s’assembler dans le Tout, la société disparaît. Le collectif est remplacé par une collection d’individus.
Des niveaux de discussion non miscibles
Cette incompréhension de la nature du Tout social est de plus en plus répandue. Les citoyens nés dans une société protectrice la voient comme un cadre permanent et inaltérable, un espace social aussi éternel que l’espace physique. Éternité des plus précaires en fait. Le Tout ne tient que par la contribution de tous. Or les contributions étant fort inégales, le Tout se maintient en s’imposant à beaucoup d’entre nous.
Les citoyens ne peuvent débattre avec leurs gouvernants comme ils le feraient avec d’autres citoyens. Les niveaux de réalité ne sont pas les mêmes. Le débat est stérile, sauf si le gouvernant discute en tant que citoyen, ou le citoyen en se mettant à la place du gouvernant. Nous sommes prompts à le faire, mais sans les capacités. L’un des idéaux les plus farfelus est l’idée que nous serions capables d’évaluer seuls nos propres compétences…
La mixité entre citoyens s’évalue du Tout et non de l’individu
La civilisation ne concerne donc pas la qualité des relations entre citoyens, l’adoucissement des moeurs comme on la définit un peu mièvrement. La civilisation est l’efficacité de la relation entre citoyens et Tout social, représenté par un gouvernement. Si par exemple les relations entre citoyens sont brutales, ce n’est pas en prenant des mesures douces qu’un gouvernement est efficace. Le cercle citoyen global n’est pas le cercle maternel familial. Beaucoup d’étages hiérarchiques les séparent. Autant les règles familiales sont multiples et douces de préférence, autant les règles globales sont rares mais coercitives. C’est le principe de l’entonnoir que nous avons vu dans le premier article. Pour rendre la transition entre douceur et coercition acceptable il faut allonger la hiérarchie et non la réduire.
La hiérarchie protège contre la coercition
Contrairement à une idée répandue, la hiérarchie protège contre la coercition plutôt que le contraire. La coercition insupportable vient toujours d’une hiérarchie trop tranchée donc trop brève. Une marche excessivement haute sépare deux individus, sans intermédiaire pour concilier les désirs de l’un et les impératifs de l’autre. Ce qui m’amène ici à définir deux types de médiateurs : les ‘horizontaux’ qui s’adressent aux conflits entre personnes de même niveau hiérarchique, et les ‘verticaux’ entre niveaux différents.
Les verticaux sont tout simplement des responsables intermédiaires qui devraient être nommés spontanément quand le dysfonctionnement hiérarchique est patent. C’est par exemple le représentant des salariés qui discute avec la direction. Mais aussi les grands-parents qui servent d’intermédiaire dans les conflits parents-enfants. La hiérarchie est souvent malade du défaut de médiateurs verticaux c’est-à-dire d’échelons manquants dans son organisation pyramidale.
Ne pas confondre aristo et intello
La hiérarchie permet de multiplier les cercles sociaux à l’infini, logeant ainsi plus facilement nos caractéristiques personnelles. Les cercles se recoupent bien sûr. Ils sont concentriques à partir de chaque individu. Nous partageons les plus intimes avec très peu de personnes et les plus vastes avec l’ensemble du vivant, voire même les vieilles pierres si vous sentez vos atomes solidaires avec les leurs.
Chaque cercle édicte son ensemble de règles. Sont-elles conflictuelles ? Le principe de la hiérarchie est que les niveaux supérieurs s’imposent aux inférieurs. Mais ils s’imposent en tant que meilleure organisation des inférieurs et non en tant que société indépendante, aveugle aux inférieurs. L’aristocratie de naissance n’est pas une hiérarchie d’organisation ; c’est une famille qui prend le contrôle des autres par la force. L’élitisme intellectuel est par contre une organisation hiérarchique efficace si les cercles sont perméables. Ce qu’on lui reproche est généralement d’être encore vicié par une aristocratie de naissance.
Des règles locales aux traversantes
Les règles les plus universelles sont traversantes : elles franchissent les cercles sans perdre de leur puissance. « Tu ne tueras point » traverse jusqu’au sommet. D’autres règles s’affaiblissent vite. « Tu maintiendras un équilibre entre tes enfants » ne déborde guère du cercle familial. Le point important est que les règles universelles doivent avoir un fondement ontologique, et non être des idéaux par eux-mêmes, non questionnables. Quand l’idéaliste tire un principe du chapeau —d’une croyance, d’une tradition, d’une prophétie, d’un maître à penser— il évite surtout de se renseigner sur ses origines profondes. L’idéal est placé au tabernacle sacré pour que l’identité personnelle de l’idéaliste bénéficie de la même invulnérabilité.
Le sacré n’est pas un principe unificateur pour la société. C’est la mise en conserve des idéaux majeurs d’une époque donnée. Le sacré n’unit pas, il stabilise. Et désunit la même société quand les contenus de la culture et du sacré divergent. Les icônes du sacré sont détruites et d’autres se reforment. Les idéaux téléologiques ne peuvent donc servir de base solide pour un régime politique universel. Recentrons celui-ci sur un principe vraiment ontologique, indépendant de la culture, et même d’une nature trop restreinte à l’humaine. Nous sommes une espèce confrontée à des problèmes planétaires. Il serait également vain d’imposer un idéalisme écologique qui n’ait pas de fondement ontologique.
Laissons faire l’auto-organisation politique
Ce principe vraiment ontologique, je l’ai déjà présenté à de multiples reprises. C’est le principe T<>D, qui nous agite perpétuellement, relation entre ‘être soi’ et ‘être non-soi’ (faire partie de plus grand que soi). Moteur de construction de nos personnalités et aussi de construction sociale. La personnalité est l’auto-organisation de nos concepts mentaux ; la société est l’auto-organisation de nos cercles sociaux. Débarrassons-nous des idéalistes qui voudraient dicter le résultat alors que nous n’avons aucun moyen de savoir où mène cette auto-organisation. Efforçons-nous plutôt de lui ajouter des étages, car c’est ainsi qu’elle fait face à des situations toujours plus variées, éventuellement même catastrophiques.
Cette hiérarchie plus étendue, il ne tient qu’à nous de nous l’approprier, en étendant nos capacités, en nous y déplaçant de manière fluide, ce qui veut dire aussi se décrocher des branches auxquelles nous sommes installés par chance plus que par réelle compétence.
Gouvernés par un anti-héros ?
Car ce que nous reprochons à nos gouvernants, au fond, c’est qu’ils sont comme nous des humains faillibles. Leurs défauts, carences, prétentions, réactions stupides, ce sont les nôtres. Et comment en serait-il autrement, puisque nous votons pour qui nous ressemble ? Les laisser s’éloigner de nous, dans une hiérarchie méritante, serait leur permettre de garder le meilleur de nous et d’abandonner le moins glorieux. Est-ce possible pour une génération qui s’est faite refiler des anti-héros comme modèles ? Certes il est plus facile de s’identifier à eux, en mode sans-échec ! Mais voulons-nous vraiment être gouvernés par des anti-héros ? Faut-il confier le destin de la planète à leurs petites névroses ?
Si notre destin commun apparaît inquiétant, est-ce la faute des puissants, devant lesquels je me sens impuissant ? Ou est-ce ma faute, ma puissance qui n’est pas exercée correctement, parce que je veux trop l’exercer moi-même ? Je suis ainsi la proie des influenceurs. En me faisant croire que mon pouvoir est au-delà de ce qu’il est vraiment, ils en récupèrent l’insignifiance. Au total ils récupèrent beaucoup de ces insignifiances. Et un pouvoir réel est transmis à quelqu’un que je n’ai pas vraiment élu.
Tous politiciens dans un régime universel
Je veux confier mon pouvoir à quelqu’un qui me ressemble, mais je veux aussi que cet élu rassemble, pour faire partie d’une société unifiée, dans laquelle je me trouve. Aïe ! Comment rassembler avec toutes ces différences ? C’est la quadrature du cercle. Heureusement en sociologie la quadrature a une solution. Il suffit de se mettre dans la peau du rassembleur. J’exacerbe ma partie solidaire. Les autres sont étrangers mais pas étranges. Ils ont les mêmes désirs que moi, les mêmes difficultés à les réaliser, à les concilier avec un travail et une famille, tout cela canalisé par une autre culture. Quel enrobage est le plus efficace ? Discutons-en.
C’est en me mettant à la place de l’élu, du puissant, que je retrouve du pouvoir, et non en restant dans mes petites misères. Comme les autres, je me moque de celui qui attend que la solution tombe du ciel. Mais si je m’élevais un peu au ciel, est-ce que la solution ne tomberait pas de moi ? N’est-ce pas ainsi finalement que je m’éprouverais puissant ? En étant solidaire de l’élu, plus proche de ses préoccupations ?
Renouveau solidaire urgent
Un régime politique universel n’attend pas la mutation des citoyens. Si la société a un besoin urgent d’un renouveau solidaire, elle sera détruite avant que nous en ayons tous conscience. Le régime doit donc s’adapter aux mentalités contemporaines pour éviter l’effondrement du collectif comme des droits individuels. Ces droits semblent spoliés quand la hiérarchie est trop lointaine et pesante. Tandis que le collectif est menacé quand les droits individuels sont exercés sans règles, dans une anarchie frénétique, facilitée de même par l’éloignement de la hiérarchie.
La solution vous semble évidente à présent : un régime politique universel est celui qui règle la profondeur de la hiérarchie de manière à la garder constamment à portée des individus. Ce n’est pas multiplier coûteusement le nombre de fonctionnaires de métier mais au contraire devenir tous en partie fonctionnaires, s’inclure dans la hiérarchie à la fois comme électeur et délégué. Nous pouvons gagner une tâche représentative dans les domaines où nous démontrons notre compétence, mais ne la conservons que dans la mesure où les personnes organisées par cette tâche continuent à la déléguer.
Ré-exercer son pouvoir
Un grand retour de la solidarité, c’est ce que nous pouvons espérer d’un tel régime. Comment contrer autrement la poussée de l’individualisme, qui nous emmène dans des populismes guerroyeurs ? Les délégués —décideurs sans pouvoir définitif— sont les seuls vrais collectivistes. Une solidarité universelle ne peut s’établir que sur des humains tous délégués des autres, dans une hiérarchie si profonde qu’elle en deviendra invisible. Vous redeviendrez puissant. Moi aussi. Nul ne gênera l’autre…
Nous ne serons plus environnés d’inconnus étrangers, pesants, dépourvus d’assistance ou ligotés par elle, mais de congénères humains tous responsables, et cherchant davantage de responsabilité.
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